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Introduire le développement personnel à l’école ?
Par Bruno Giuliani
Pourquoi certains enfants aiment l’école alors que d’autres la détestent ?
Pourquoi certains réussissent bien leur scolarité alors que d’autres sont en difficulté voire en total échec ?
Pourquoi notre école est-elle en crise ?
Comment l’en faire sortir ?
Voici ma réponse, fondée sur plus de trente ans de réflexion et de pratique du système scolaire en tant qu’élève, parent d’élève et professeur : les enfants aiment l’école et réussissent quand elle permet leur épanouissement, ils la détestent et sont en échec quand elle l’entrave. C’est pourquoi je pense qu’il serait bon d’introduire les différentes techniques du développement personnel à l’école, à toutes les étapes du cursus scolaire. Mais pourquoi ne pas repenser complètement le système scolaire pour qu’il permette directement le développement personnel des jeunes ? Si notre école est en crise, ce n’est pas parce que les professeurs ne savent pas enseigner ou parce que les élèves ne veulent pas apprendre, c’est parce qu’elle ne respecte pas assez le désir essentiel des êtres humains, le désir d’être heureux.
Le sens de l’éducation
Je l’ai vécu en tant qu’élève tout au long de ma scolarité, je le vois aujourd’hui avec mes quatre enfants âgés de dix à dix neuf ans, je l’ai aussi constaté avec des milliers d’adolescents quand j’étais professeur en lycée : l’école ne réussit que si elle permet à un élève de se sentir progresser dans le sens de son désir. La première motivation des élèves n’est pas la culture ni la formation en vue d’un travail, c’est le mieux-être : devenir plus compétent, plus puissant, plus libre, plus épanoui. Comme tout être humain, un enfant est un être de désir. Il n’accomplit une action que s’il y trouve un intérêt, que s’il se sent motivé dans son être par cette action et le fruit de cette action. Or le désir essentiel de l’homme est d’être heureux, d’acquérir tout ce qui lui permet d’être plus heureux. L’école doit certes transmettre les bases du savoir, mais le but fondamental de l’éducation est selon moi de développer l’aptitude au bonheur. Une école doit être comme une famille : un lieu où les enfants s’épanouissent, où ils se sentent bien, parce qu’ils se sentent progresser sur leur chemin de vie.
La finalité de l’école
Le but de l’école n’est pas seulement de transmettre des connaissances ou de socialiser les enfants, il est de transformer un être immature en personne autonome, responsable et épanouie, capable de bien vivre avec les autres, conformément à son désir.
Quel est le critère d’une bonne école ? Je n’en connais qu’un, mais il suffit : c’est qu’il y règne la joie d’apprendre. L’expérience montre qu’un apprentissage réussit lorsque les élèves aiment ce qu’ils apprennent et la manière dont ils l’apprennent. Lorsqu’ils comprennent la légitimité et l’intérêt de ce qu’on leur enseigne et qu’ils peuvent en tirer une satisfaction. L’acquisition d’un savoir ne va certes jamais sans effort ni difficulté. Il faut du courage pour étudier une discipline, faire des exercices, suivre un programme, accepter des contraintes. Mais il est impossible de bien apprendre quoi que ce soit sans une forte motivation personnelle. Le drame de l’éducation scolaire, c’est qu’elle ne tient aucun compte du désir des élèves. La plupart ne sont absolument pas intéressés par ce qu’on leur enseigne. Beaucoup ne comprennent même pas pourquoi on leur apprend certaines matières comme les mathématiques, l’histoire ou la philosophie, voire le français, les langues ou la musique. C’est que le système scolaire met au centre le savoir et non l’être humain. Il donne la priorité à ce qui est secondaire, le savoir du maître à transmettre avec son objectivité et sa rigueur, et il néglige l’essentiel, le désir de s’améliorer de l’élève, avec toute sa subjectivité, sa singularité, sa personnalité. Les grands pédagogues le disent depuis Rousseau : Pestalozzi, Montessori, Freinet, Steiner... Tous savent qu’il faut mettre le désir d’évoluer de l’enfant au coeur du processus éducatif. Mais les meilleurs témoins sont les élèves. Ils savent immédiatement reconnaître les « bons profs » des « mauvais profs ». La distinction est certes caricaturale, mais elle n’est pas sans pertinence.
Les bons et les mauvais profs
Les bons profs sont ceux qui aiment enseigner et réussissent à transmettre leur savoir « en intéressant leurs élèves », comme ils disent, et cela marche quels que soient le niveau et la matière. Ils savent s’adresser non seulement à l’esprit mais aussi au coeur de leurs élèves, ils n’ont pas peur de s’impliquer dans des relations authentiques, sont attentifs à leurs besoins, font évoluer leurs cours, savent adapter leurs méthodes. Est-ce un hasard si la plupart d’entre eux ont eu une démarche de développement personnel dans leur vie privée ? Les « mauvais profs » sont ceux avec qui les élèves n’aiment pas étudier parce que leurs cours ne sont pas vivants. Ils se contentent de réciter leurs connaissances de manière impersonnelle et sont ennuyeux malgré la meilleure volonté pédagogique du monde. J’ai bien peur qu’ils soient les plus nombreux dans l’éducation nationale. Mais ils font ce qu’on leur demande et ce qu’on leur a appris. Les universités et les IUFM sont centrés sur le savoir et l’efficacité de sa transmission, non sur l’être humain et son épanouissement. Comment pourrait-il en être autrement à l’école?
Une pédagogie du désir
La pédagogie est pourtant une science bien simple. Le principal moteur de l’apprentissage est le même que n’importe quelle action humaine : c’est la recherche de ce qui est bon, c’est l’amour de la vie. « Le désir est l’essence de l’homme », comme le dit Spinoza. C’est parce qu’on néglige cette vérité anthropologique fondamentale que tout va si mal dans le grand navire de l’Education Nationale. Tant de professeurs ne s’intéressent pas au désir de leurs élèves, ne les aiment pas, et souvent, les méprisent... Comment cela ne serait-il pas réciproque ?
Tout se passe mieux lorsqu’un professeur entre en dialogue avec ses élèves, qu’il les valorise et adapte son enseignement de manière à satisfaire leur désir de bonheur. Quand il leur montre l’intérêt de sa matière dans l’optique de la vie. L’enseignement réussit surtout bien lorsqu’il procure à l’élève une joie d’apprendre : joie d’augmenter son savoir et son savoir-faire, d’accroître son autonomie, de devenir meilleur, plus estimable, plus vivant. C’est la leçon qu’on peut tirer de l’extraordinaire expérience pédagogique du petit Arthur relatée dans « mon école buissonnière » : un enfant normal apprend tout très vite quand il travaille dans l’amour et la joie : stimulé par ses parents, Arthur a eu son bac à 11 ans et une licence de math à 13 sans aller à l’école, avec beaucoup d’équilibre et de bonheur.
Une telle réussite demande une tout autre manière d’enseigner que celle à laquelle nous sommes habitués. Je le vois bien avec mes enfants, je l’ai également vu pendant mes dix années passées dans l’éducation nationale, d’abord comme professeur de sciences en collège, puis comme professeur de philosophie en lycée.
Mon expérience d’enseignant
Le scénario se répétait chaque année, avec toutes mes classes. Les élèves arrivaient avec des années de conditionnement éducatif derrière eux. Ils étaient habitués à rester passifs et à travailler sans motivation, par contrainte. Il y avait bien toujours une petite poignée d’élèves sérieux et motivés, mais la grande masse était démotivée, découragée, avec un noyau grandissant de jeunes en échec et dégoûtés par le travail, qui rendaient la classe impossible à gérer. Alors que tous sont si pleins de vie et désireux d’apprendre ! Que fait l’enseignant classique ? Il fait ce qu’on lui demande et ce pour quoi on le paye : il fait son cours en s’adressant de la même manière à tous les élèves. Il sait que seule la petite partie motivée et au niveau peut le suivre, mais il a un programme à respecter... Je ne crois pas exagérer en disant que la majorité des élèves n’écoutent pas les cours de leurs professeurs. C’est ce qui est si décourageant quand on est enseignant : tous ces efforts, pour si peu de résultats...
C’est aussi ce qui se passait dans mes classes au début, quand je faisais mes cours sans m’intéresser aux élèves. Des dizaines d’heures de préparation, toute mon énergie en classe pour les intéresser, mais ils ne se sentaient pas concernés. Ils s’ennuyaient, se mettaient à dessiner, à bavarder entre eux, dormaient ou faisaient leurs devoirs pour les autres matières. Je n’ai été efficace que lorsque j’ai commencé à concevoir mes cours comme des séances de développement personnel : en impliquant les élèves dans leur être, en m’intéressant à tous, individuellement, surtout les plus faibles, en étant attentif à leur demande éducative. J’ai multiplié les initiatives pour rencontrer leur désir, susciter leur motivation, stimuler leur goût de comprendre. Cela supposait surtout que je m’intéresse à eux personnellement, que je sache les impliquer existentiellement, que je leur montre que mon enseignement pouvait les aider à résoudre leurs problèmes de vie. Mes cours marchaient bien quand ils ne se contentaient pas de transmettre un programme de sciences ou de philosophie mais qu’ils leur apportaient un plus dans leur vie. Je suis ainsi devenu le professeur à part, celui qu’on préfère parce qu’on peut dialoguer librement, étudier ce qu’on désire, travailler dans la joie et même, parfois, jouer, rire et se reposer.
Un professeur de bonheur
Avant d’être un professeur face à des élèves, je me sentais un être humain face à d’autres êtres humains. Plus compétent, certes, mais pas nécessairement supérieur. Et je suis devenu peu à peu un professeur heureux, avec des élèves heureux d’étudier la philosophie avec moi comme un moyen d’épanouissement personnel et regrettant de ne pas avoir commencé bien plus tôt.
Ce travail était passionnant, mais épuisant. Les élèves que j’accueillais en terminale étaient trop conditionnés par le système scolaire, et j’entendais beaucoup de critiques de la part des collègues et de l’administration. Après des années d’efforts pour faire mes cours dans l’esprit du développement personnel, j’ai pris congé de l’éducation nationale et j’ai créé ma propre école de philosophie. Une école ouverte à tous, jeunes et moins jeunes, dans laquelle je m’épanouis en enseignant librement la philosophie pratique à tous ceux qui désirent progresser en sagesse et en bonheur.
Le besoin de philosophie pratique
Il est bien dommage que l’école de la République ne puisse faire profiter les élèves d’un tel enseignement. Ce n’est pas en terminale, en une année et pendant la période du bachotage que l’on peut profiter pleinement d’un enseignement philosophique. C’est tout au long de la scolarité et dès le plus jeune âge qu’il est essentiel d’apprendre à penser par soi-même, à dialoguer, à comprendre sa vie, à développer son éthique, à réfléchir librement sur l’homme et le monde, la connaissance et la vérité, la pratique et les valeurs… Et même tout au long de la vie.
Les initiatives pour introduire la philosophie à l’école ont toutes été des succès. Pourquoi ne pas les généraliser ? Pourquoi ne pas introduire la philosophie comme matière obligatoire dans toutes les formations d’enseignants et dans toutes les écoles, à tous les niveaux ? Il n’y a qu’un piège à éviter, dans lequel les professeurs de terminale tombent trop souvent : rester trop conceptuel, général et théorique, trop loin de la vie pratique et des préoccupations des jeunes. Philosopher, c’est apprendre à mieux penser pour mieux vivre. La philosophie est avant tout un exercice spirituel destiné à s’améliorer soi-même, comme l’a bien montré Pierre Hadot. C’est en fait la discipline par excellence du développement personnel. Pourquoi ne pas la pratiquer ainsi à l’école ?
Des méthodes non orthodoxes
Au lycée, je commençais toujours mes cours par un témoignage personnel. J’invitais un élève à exposer un problème existentiel à ses camarades puis nous cherchions ensemble le problème philosophique en jeu et les solutions possibles : dois-je dire à mes parents que je me drogue ? Comment lutter contre mon racisme ? Est-ce que je crois toujours en Dieu ? Puis-je tromper mon petit ami ? Pour qui voter ? Comment vaincre ma peur de l’avenir ?
Je n’hésitais pas non plus à parler de ma vie personnelle pour montrer comment la réflexion philosophique me permettait de résoudre des difficultés pratiques. Tous les élèves écoutaient alors avec intérêt, sans exception. Quand ils étaient saturés de paroles, de concepts et de théorie, je profitais de la liberté totale qui est laissée aux enseignants pour introduire des exercices pratiques comme on en trouve dans les stages de développement personnel : séances de relaxation, exercices de sophrologie, tests psychologiques, dialogues à deux, séances de massage, scène de théâtre, jeux comiques, écriture de lettres d’amour, rêves lucides, mouvements de Tai Chi, postures de Yoga, jeux divers, méditation, travail avec vidéo, exercices de Biodanza, chansons, séances de blagues et même des parties de football… J’y consacrais quelques séances par trimestre ou quelques dizaines de minutes dans un cours pour dynamiser la classe ou illustrer des parties du programme. L’intimité et la confiance ainsi créée permettait de pratiquer autrement et plus joyeusement la philosophie, sans perdre la rigueur de la pensée et l’exigence de la raison. Ces séances très vivantes et créatrices étaient adorées par les élèves mais mal vues par mes collègues et l’administration lorsqu’elle en avait vent. C’est que je ne me contentais pas de leur enseigner la liberté de penser, je les invitais à la liberté d’agir. Cela supposait parfois des pratiques non orthodoxes : nous abandonnions les livres, enlevions les tables pour nous asseoir en rond, nous sortions parfois de la classe pour rejoindre la salle de documentation ou de gym, trouver un coin de nature ou aller sur le terrain de sport. Le plus souvent, il suffisait d’inviter les élèves à une expérience sans rien modifier à la classe : quelques minutes de relaxation assise avant de commencer le cours, quelques blagues pour détendre l’atmosphère et en tirer une règle de sagesse, ou un exercice pratique pour « vivre » un thème du programme.
De la philosophie en acte
L’école traditionnelle privilégie beaucoup trop l’apprentissage théorique, conceptuel et abstrait. Au contraire, le développement personnel propose des voies d’intégration de toutes les potentialités humaines, notamment les plus négligées par notre éducation : la pratique, le corps, l’action. Ses possibilités d’application à l’enseignement sont infinies. Voici trois exemples tirés de ma pratique.
1. Terminale scientifique, cours sur la superstition. Laurent s’enflamme et me dit qu’il est certain que les esprits existent. Je lui demande de sortir pour chercher de la craie et demande à son meilleur copain de se cacher dans une armoire. Il revient et je propose de faire une séance de spiritisme en classe. Il s’enthousiasme et propose de l’organiser. Il demande le silence, fait l’obscurité et interroge : esprit es-tu là ? « L’esprit de l’armoire » se met alors à frapper et à répondre avec pertinence à toutes ses questions. C’est le triomphe : « vous voyez bien que ça existe ! » Il ouvre même l’armoire et ne voit pas son copain qui était pourtant bien visible. Toute la classe s’écroule de rire… Esprit critique, es-tu là ? Il était ensuite facile d’expliquer les mécanismes de l’illusion à l’oeuvre dans la superstition et ses dangers.
2. Terminale économique, cours sur le langage. Qu’est-ce qu’un concept ? Les élèves font la moue. Je leur demande alors de venir au tableau un par un pour mimer un concept, du plus simple au plus subtil. Soudain, grand intérêt, climat de joie et beaucoup d’étonnement de voir la difficulté de communiquer sans langage. Stupéfaction parfois devant les gestes absurdes de certains élèves pourtant intelligents, alors que d’autres plus faibles se révèlent très doués pour la communication non verbale. Tous se rendent compte de la nécessité du langage pour exprimer certaines réalités. Je commence alors mon cours, mais un élève me demande de le mimer...
En un quart d’heure de gesticulation des plus comiques, je parviens à leur faire comprendre une phrase complexe : la définition d’un concept. Tous s’en sont souvenus.
3. Terminale technique, cours sur autrui. J’explique l’importance du dialogue authentique pour créer l’amitié. C’est une classe très difficile dont tous les professeurs se plaignent (à part moi). Un élève me dit que tout le monde se déteste dans cette classe depuis un conflit en début d’année et que personne ne parle jamais à personne. Je propose alors à chacun de choisir un camarade avec qui il est en conflit, de se mettre à côté de lui et d’écrire sur une feuille « pourquoi est-ce que tu ne m’aimes pas ? ». Malgré quelques réticences, tous s’exécutent, les feuilles et les réponses s’échangent pendant une demi heure, avec la consigne d’éviter tout reproche, de ne parler que de soi et de terminer sa réponse par une question à l’autre pour faire sa connaissance. L’atmosphère change : le silence devient intense dans cette classe d’habitude chahuteuse voire violente. Des rires, des larmes, puis lecture à la classe de quelques dialogues. Analyse en commun de la situation : le conflit venait d’une incompréhension, et l’incompréhension, d’une mauvaise communication. Tout est allé mieux ensuite. Le cours d’après, un élève vient me voir pour me dire qu’il a fait faire l’exercice à ses parents qui n’arrêtaient pas de se disputer et que ça avait « incroyablement marché ».
Ce n’est qu’un petit échantillon de ce qu’on peut faire pour introduire l’esprit du développement personnel dans l’enseignement. Les résistances au changement sont fortes dans notre système, mais les besoins sont immenses. Plus d’une fois des collègues sont entrés dans ma classe en croyant que je n’étais pas là parce qu’ils entendaient trop de rires ou de cris. Beaucoup n’aimaient pas mes méthodes jugées « fantaisistes ». Mais le fait est là : mes élèves aimaient venir dans mes cours, ils réussissaient aussi bien au bac sinon mieux, et ils avaient avec moi le sentiment de savoir pourquoi ils venaient à l’école. Par chance, mon proviseur était compréhensif. Il m’a seulement demandé une lettre de l’inspecteur d’académie pour légitimer mes méthodes après qu’une parente d’élève lui ai téléphoné pour savoir s’il était normal que le cours de philosophie se déroule sur le terrain de sport. Je n’ai plus ce genre de problèmes depuis que je ne travaille plus en lycée mais je me sens toujours concerné par le devenir de notre école.
Un problème de société
J’ai bien peur que les professeurs compétents qui aiment ce métier et réussissent avec leurs élèves ne soient amenés comme moi à se marginaliser dans le système éducatif ou à s’en exclure d’eux-mêmes pour pouvoir enseigner dans de bonnes conditions. Notre ministre philosophe Luc Ferry a absolument raison de vouloir réformer en profondeur le système scolaire, mais il risque de s’y casser les dents comme ses prédécesseurs s’il n’est pas attentif aux véritables désirs des acteurs de l’école. A mon sens, le problème scolaire dépasse largement la question de l’éducation. Il prend sa racine dans l’idéologie diffuse qui règne dans toute notre société. Idéologie du « progrès » et de « l’humanisme », certes, mais bien éloignée des désirs et de la raison. Notre système éducatif ne donne pas la priorité au désir de culture, de sagesse et de bonheur des individus. Il suit la tendance de la société à privilégier des valeurs comme la rentabilité économique, la compétition sociale, la puissance technique, la réussite médiatique ou le progrès scientifique.
Changer le système ?
Si j’étais ministre de l’éducation nationale, je proposerais de faire ce que la grande majorité des élèves, parents et professeurs demande, ou plutôt désire sans oser le demander : totalement changer le système éducatif. J’entends souvent dire que la France a le meilleur système éducatif du monde. C’est peut-être vrai, mais selon quels critères ? Les 80 % de réussite atteint au baccalauréat sont un leurre. J’ai vu des milliers de candidats avoir leur baccalauréat avec un niveau déplorable : aucune culture solide, une intelligence médiocre, une totale immaturité.
La majorité des bacheliers ont moins de sept en philosophie, malgré l’augmentation constante des barèmes de notation. Ils ne savent pas penser par eux-mêmes, ne comprennent pas ce qu’ils disent, ne savent pas maîtriser les concepts de base. Comment pourrait-il réussir ensuite à l’université ? Et que dire de tous ceux qui n’arrivent pas au bac ? La vérité, c’est que notre système éducatif est catastrophique. Il est construit depuis la maternelle pour fabriquer une élite pour les grandes écoles et non pour épanouir la totalité des enfants et en faire des êtres heureux, des hommes intelligents et des citoyens responsables. La plupart des élèves perdent leurs capacités, leur intérêt pour le savoir, leur désir de progresser durant leur scolarité.
La majorité des professeurs se sentent en échec. Mais ce n’est pas une fatalité. L’école peut changer. Ce n’est qu’une question de volonté. Qui sait quel animal merveilleux le Mammouth pourrait devenir si on savait écouter son désir ?
L’école de rêve
Il ne s’est pas passé une année sans que je demande à mes élèves de répondre à la question « quelle serait pour vous l’école idéale ? ». Les réponses étaient toujours très originales, pertinentes et réalistes. Tous rêvaient à peu près de la même chose, une école au service de leur épanouissement : moins de travail en quantité mais plus en qualité, de bons profs, de l’écoute, une ouverture sur la vie, et surtout, plus de joie... Quel ennui dans la plupart des classes... Et quelle tristesse... Une mesure très simple (mais scandaleuse) permettrait d’améliorer grandement l’école : laisser les élèves choisir leurs professeurs. Beaucoup d’enseignants se retrouveraient peut-être sans élèves et n’auraient plus qu’à changer de métier ou à l’apprendre auprès des meilleurs d’entre eux. Mais les élèves y gagneraient. Il est bon en principe de réduire les effectifs par classe et d’augmenter les horaires par matière. Mais il vaut mieux une heure de cours excellente dans un amphi avec cinq cent élèves qu’une heure médiocre donnée par cinquante profs avec des classes de dix.
Et pour nous, quelle serait l’école idéale ? Qu’est-ce qui nous empêche de la créer, de la maternelle à l’université ? Je pense personnellement que presque tout doit être changé : les horaires, les matières, les programmes, les formations des professeurs, les modalités d’examens, les méthodes pédagogiques. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est « invisible pour les yeux », comme dit le petit Prince : c’est ce qui se passe dans le cœur de l’élève, et dans la qualité de la relation entre les enseignants et les enseignés.
Du réalisme
Un tel projet demande autant de courage que de prudence. Il ne s’agit pas de révolutionner l’école mais de la réformer progressivement en exploitant ses ressources pour qu’elle réponde mieux aux besoins de tous. Nous disposons d’une magnifique invention pour cela : la démocratie. L’État n’a jamais demandé au peuple de se prononcer sur l’école qu’il désire. Pourquoi ne pas lancer une réflexion nationale sur l’école ? Pourquoi ne pas lancer une enquête pour demander à tous les français de se prononcer sur l’école qu’ils désirent, sans oublier les premiers concernés : les enfants ? Nous pouvons nous inspirer des autres systèmes éducatifs dans le monde, des institutions parallèles comme les écoles Steiner ou Krishnamurti, des essais innovants tels que la « méthode Arthur ».
Introduire quelques heures de développement personnel et de philosophie dans les classes serait excellent, comme il serait bon de développer les pratiques artistiques et le sport à l’école, mais cela serait insuffisant pour supprimer le malaise des enseignants, donner aux élèves le goût de travailler et éliminer l’échec scolaire. C’est toute la philosophie de l’éducation qu’il faut changer dans notre pays, toute la manière d’envisager la scolarité, dans l’esprit de tous. Utopie ? Non, si on s’en donne les moyens, et si on sait poser les bonnes questions. Quelle société désirons-nous ? Quelle humanité désirons-nous créer ? Soyons réalistes : c’est ce débat philosophique qu’il faut avoir le courage d’ouvrir si nous voulons vraiment améliorer le système éducatif. « Seul un dieu peut encore nous sauver », disait Holderlïn. Ce dieu, c’est peut-être l’école du bonheur.
Bruno Giuliani