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Le goût de vivre, le goût de mourir
par Paule Lebrun
Je connais une photo vous l'avez peut-être déjà vue de trois enfants bleus, entre 12 et 15 ans. Ils s’apprêtent à devenir des hommes. La peinture bleue qui les recouvre les rend invisibles au monde des vivants. Elle signifie qu’ils sont retournés au monde des esprits, pour un temps d’incubation, avant de naître à nouveau.
Dans le monde tribal, on considère que tous les enfants demandent à naître deux fois, la première, du ventre de leur mère, la seconde, de façon symbolique: ils meurent à leur enfance et renaissent en tant qu’adultes responsables. Cette seconde naissance leur donne aussi accès à ce que nous pourrions appeler la dimension mystérieuse de la vie. L’Initiation suppose que votre naissance physique ne vous a amené dans le monde que partiellement. Vous n’êtes pas encore tout à fait présent. Vous pouvez vivre une vie inconsciente, végétative toute votre vie, une vie de robot, sans jamais être en contact avec cet impalpable niveau d’existence. Toutes les initiations ont à voir avec le besoin de se souvenir de qui on est.
Chez les Dagaras d’Afrique, par exemple, on considère que, lorsque l’enfant naît, une âme vient s’installer dans le corps. Les 15 premières années, l’âme apprendra à voir à travers ce vêtement de chair, à régler son regard de manière à évoluer efficacement. Une fois ces apprentissages accomplis sera venu le temps de l’initiation. L’adolescent aura à faire le voyage inverse et à se souvenir qu’il est une âme qui regarde à travers le corps. Il devra rompre momentanément avec son identité corporelle, se séparer de sa communauté et retraverser le miroir...
L’éducation de masse s’attache essentiellement à faire d’eux de meilleurs travailleurs, et néglige complètement les questions beaucoup plus radicales qui réfèrent au sens de la vie, à cette ouverture, cet éveil au Mystère et à la Beauté, qui doit prendre place dans chaque humain. L’âme s’acharne: «I_want_more!» Mais il y a méprise, car on a oublié que le langage de l’âme est, par nature, symbolique... On lui répond: «Achète!», ou alors «Performe!» Cette littéralité est, d’après la merveilleuse psychanalyste torontoise Marion Woodman, la base de toute dépendance.
Mon coeur a faim, je me bourre! Mon âme a soif: je bois comme un trou! Mon être veut plus, je consomme. De plus en plus de chercheurs sont convaincus que la violence, la consommation d’alcool ou la dépendance aux drogues sont des tentatives ratées d’auto-initiation, une réponse, inconsciente mais directe, à l’incapacité de décoder ce besoin sans fin de l’âme. Quand un jeune devient-il adulte? Quand il peut voter, quand il obtient son permis de conduire, ou quand il fume son premier joint? Quand il fait l’amour pour la première fois, ou quand il devient indépendant financièrement? Pour le garçon, à sa première saoulerie? Et pour la fille, à ses premières menstruations, ou quand elle est enceinte? Ces expériences sont à leur façon des initiations, mais sans l’encadrement culturel et la signification existentielle qu’on leur donnait dans les anciennes sociétés.
Autrefois, on n’y allait pas de main morte avec la dimension symbolique: on couvrait le jeune initié de cendre ou de boue, pour bien signifier qu’il quittait ce monde-ci; adios papa mais, surtout, adios maman, sécurité de la chair douce et de la présence qui console! Puis, le futur adulte était envoyé seul dans la nature sauvage, sans rien à manger; il était marqué d’entailles rituelles qui, une fois cicatrisées, lui rappelleraient pour toujours ce qu’il avait dû affronter. Durant son séjour solitaire dans la sombre forêt, dans la jungle ou au sommet d’une montagne, son courage était mis à dure épreuve, de même que sa capacité de survivre sans les outils de son enfance. Au cours de cette période magique, littéralement entre la vie et la mort, il parlait aux animaux, il recevait de la nature des enseignements secrets, il faisait des rêves bouleversants, il avait même des visions, et finalement, s’il survivait, il revenait vers sa tribu dans la peau d’un nouvel homme. Dans certains cas, on l’accueillait en héros, porteur de la nouvelle vitalité de la tribu; dans d’autres cultures, on semblait d’abord ne pas le reconnaître: dépouillé de son ancien nom, son lit d’enfant brûlé, il devait, parfois durant plusieurs semaines, réapprendre les gestes quotidiens comme manger seul, ou même marcher. Puis, il était salué, en grande cérémonie, comme celui qui revenait d’un autre monde, qui avait passé l’épreuve, et qui était prêt à entrer dans son nouveau rôle.
L'âme humaine évolue très lentement; ses voeux sont aujourd’hui les mêmes qu’aux jours les plus anciens. Les jeunes gens que je rencontre ces temps-ci sont beaux, sauvages et ouverts. Ils sont prêts à retraverser le miroir. Quel miroir? Il n'y a pas de miroir... Ce déni des réalités invisibles sape le goût qu’ils ont de continuer. Secrètement, les jeunes veulent mourir et ne savent pas pourquoi. À ces ados, je dirais: «Parfois on a le goût de vivre, parfois, le goût de mourir. Et le goût de mourir est un signe qu'il faut écouter. Ça ne veut pas dire que vous devriez mourir physiquement. C'est votre âme qui murmure que vous êtes prêts à passer à une autre étape, que quelque chose doit mourir en vous, comme une graine meurt pour laisser place à la plante. Le goût de mourir est le besoin de naître à nouveau.»
Quand ce besoin archétypal de mort-naissance n'est pas satisfait, l'énergie devient violente et dangereuse. le feu qui brûle à l’intérieur de nos jeunes n’est pas intégré à la communauté de façon intentionnelle et avec amour, ils brûleront les structures de la culture, juste pour se réchauffer, écrit Michael Meade.
Quelles seraient les bases d’une initiation pour de jeunes urbains d’aujourd’hui? On peut probablement garder la même structure mythologique qu’autrefois: la séparation, l'épreuve et le retour. «Sortez momentanément le jeune de cette jungle de ciment, dit Malidoma Somé. Exposez-le au monde de la nature, permettez-lui d’expérimenter directement, d’être en contact avec les arbres, les montagnes, les rivières. Quoi que ressente le jeune initié avant d’entrer dans ce cycle (et que cela relève de la peur ou de la bravade), ce doit être reconnu et accepté, de telle sorte qu’il ne rejette rien de ce qu’il est et se sente entier...
«Ensuite, il doit y avoir un véritable défi, une épreuve où le jeune se surpasse, de la solitude, du danger. Ce type d’initiation ne peut arriver dans un collège, ou même dans un camp, mais dans un lieu où l’on se sent plus grand, où l’on est livré à soi-même. Mais le plus important, je crois, c’est l’étape du retour, qui manque cruellement en Occident. Une communauté forte, prête à accueillir ceux qui passent à travers l’épreuve. L’accueil doit être marquant: pas une petite cérémonie sans âme comme une remise de diplôme, mais un rituel puissant, venu du coeur, qui valide le courage des initiés, qui manifeste, de la part des plus vieux, la volonté de leur faire de la place et de reconnaître leur pouvoir nouveau au sein de la communauté.»
Ce texte est un extrait du livre de Paule Lebrun, La déesse et la Panthère (Editions du roseau 98)