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Quête de vision en territoire indien

Paule Lebrun

Par Paule Lebrun

On n’échappe pas au fait d’être humain. Chacun de nous doit faire face et à l’extase et à l’agonie de l’expérience humaine. Les transitions sont faites de cette agonie et de cette extase, de mort et de renaissance, de creux de vagues et de hauts de vagues.
La longue peine, le retrait, le deuil, le besoin impérieux de quitter sa communauté, ce que la mystique chrétienne nomme la « noire nuit de l’âme », est la première phase de toute Quête de vision. On est déjà engagé dans ce passage lorsqu’on décide d’aller pleurer pour un rêve. En psychologie moderne on nomme ces moments des moments de crise. Ils sont toujours basés sur une perte: perte d’un être cher, maladie, perte de job, perte de magie, perte, perte, perte, et ce qui va avec la perte : état de choc, panique, anxiété, haine de soi, sentiment de culpabilité, tout un cortège d’émotions qu’on vit généralement comme une tare personnelle, mais qui ne sont que l’expression humaine universelle de l’état de passage.

Il y a un an environ j’ai vu en librairie un livre sur les Indiens d’Amérique du Nord dont le titre m’a attirée comme un aimant : Crying for a Dream. Je ne connais pas grand-chose aux Indiens d’Amérique, mais je reconnus que j’en étais exactement là dans ma vie : je ne savais plus rien, je ne voyais rien en avant, je n’avais plus de projet de vie, j’étais en perpétuel deuil, mais de quoi ? Tout mon être pleurait. Tout mon être oulait descendre. Mais où ? Un cycle s’achevait et un autre tardait à commencer.

La noire nuit de l’âme revient plusieurs reprises dans la vie humaine et peut prendre plusieurs formes. La mienne, ce moment-là, avait cette forme : je fais partie de cette génération de femmes invincibles et éclatantes et,
avec le recul, je sais maintenant que le cycle qui s’achevait, qui s’achève encore, est celui de la jeunesse folle, de la beauté évidente, de la vitalité sans limites.

Durant cette période, la mort était toujours présente à mes côtés, de mon réveil jusqu’au moment de m’endormir.
Soudainement je prenais conscience avec beaucoup de douleur de l’omniprésente misère du monde, je sentais jusque dans mes cellules la désintégration de la planète et secrètement j’appelais ma propre mort. Je ne savais pas comment interpréter cette présence gênante dans ma vie. Dans notre culture,mourir ou vouloir mourir ressemble à un échec, à un aveu de misère personnelle et non pas à une composante tout à fait normale de l’existence. Je repoussai donc activement ce désir honteux même si, paradoxalement, je ne le sentais pas morbide. Quelque chose cherchait à se dire. À bout de souffle, je décidai finalement de prendre ce goût de mourir au sérieux.
Je fis bien. Sitôt que j’accueillis l’immense énergie noire qui frappait sans cesse à ma porte, elle perdit une grande partie de son pouvoir destructeur. Je me rendis compte qu’elle n’était qu’une sombre métaphore de mon inconscient, un appel pressant de mon âme qui à quitter la surface et à descendre à sa rencontre; car l’âme, on le sait, ne se tient pas sur les sommets ensoleillés mais bien dans les souterrains de l’être.

J’ai la chance de connaître des gens qui s’intéressent aux appels de l’âme. J’ai abouti dans le sud ouest américain, chez des amis à moi qui organisent depuis plus de 12 ans, sous forme de Quêtes de vision, des rites de passage pour des gens qui, comme moi, se préparent à un passage majeur qu’ils veulent travailler sous un mode plus alchimique que psychologique. Je me retrouvai donc un beau matin dans le désert de l’Utah, à 50 kilomètres de toute région habitée, au creux de canyons habités autrefois par les Indiens Anasazi.

JONAS DANS LA BALEINE

« Cent mille fois tu perds tes trésors et cent mille fois tu dois à nouveau escalader les neuf collines. » Le Yi King

La Quête de vision est un rite de passage universel.
D’après mon ami Bill c’est pour l’essentiel une dramatisation de l’acte de mourir, un théâtre rituel de mort et de renaissance, thématique commune à toutes les démarches d’éveil. C’est Jonas dans la baleine, la descente aux enfers, les quarante jours de Jésus dans le désert. Bouddha a fait sa Quête de vision avant de revenir parmi les siens. De même, Mahomet. « Vision Quest » est un terme qui appartient à l’anthropologie anglaise; il désigne un rite particulier aux tribus d’Amérique. Mais attention, l’expression « pleurer pour une vision » est, elle, spécifiquement amérindienne : elle est au coeur de la mystique des Amérindiens, qu’ils soient Aztèques, Iroquois, Hopis ou Cheyennes.

« Sur le plan mythique, disent Steven Foster et Meredith Little qui sont à l’origine du renouveau des rites de passage en Amérique, la Quête de vision est le voyage du héros tel que nous avons tous à le faire. Partir seul pour la forêt enchantée, rencontrer et combattre ses monstres, et revenir avec le Saint Graal. Sur le plan physique, c’est un exercice de survie dans la nature sauvage : on est sans nourriture, exposé aux éléments, le plus nu possible. Sur le plan transpersonnel, c’est clairement un exercice de connaissance de soi, une rencontre avec le Divin, avec le sens de sa vie, avec une nouvelle vision de sa place dans le monde, voire d’une mission. »

Toute Quête de vision se compose de trois phases : la séparation, le deuil, le retrait de la communauté; le rite de passage proprement dit, qui consiste en quatre jours de solitude dans la nature; puis la réintégration
dans la communauté avec la vision reçue.

Dix-huit personnes faisaient partie de l’expédition. Les deux premiers jours à Durango étaient consacrés à bâtir la communauté et à faire un travail intérieur axé sur le deuil et le départ. Selon la tradition amé-rindienne, une attention spéciale était accordée aux rêves. Le troisième jour nous sommes partis pour la région des canyons. Nous avons ouvert la route en jeep, traversé quelques cours d’eau, déplacé quelques arbres morts jusqu’à ce que les véhicules ne puissent plus avancer.
Devant nous, la vallée profonde. On devait faire le reste à pied. Je me souviens de cette descente comme d’un moment étrange et plutôt pénible. Nous dominions du regard toute la vallée. Dieu, qu’elle me semblait sombre ! Nous avions avec nous nos effets personnels (dans ce désert, il peut faire -15 °C la nuit et plus de 30 °C le jour), plus des provisions pour les quelques jours au camp de base et pour le retour.

Mon sac à dos était énorme, je ne pouvais le soulever seule et lorsqu’on me l’attacha au dos, j’eus un doute sur ma capacité de porter ce poids jusqu’au bout. Dans quel pétrin m’étais-je fourrée ? Le soleil sortit d’un nuage et en me tournant vers la gauche, je vis mon ombre croulant sous le poids de cet énorme karma.
Cela me fit l’effet d’une farce cosmique et libéra une forme d’humour face à cette situation incongrue et, somme toute, momentanée. Je levai mon pouce et souris à mon ombre : Go for it baby ! À partir de ce moment, je sentis moins de résistance à me glisser dans les eaux inquiétantes de l’inconscient. Tout devint plus ou moins symbolique et plus facile. Je descendis donc dans le canyon de mon âme les genoux tremblants, mais avec l’allégresse de l’héroïne partant à la découverte de l’Amérique.

LA MONTAGNE SACRÉE

Lama Deer parle : « Quand vous serez sur la montagne, créez-vous un petit endroit sacré où vous vous installerez. Peut-être pouvez-vous vous installer contre un roc ou contre un arbre pour prier pour votre vision. N’allez pas rêver dans un endroit où rien ne pousse, où il n’y a ni plantes ni arbres. Un tel endroit sans rêves peut vous heurter mentalement. »

Le « lieu de pouvoir » est une sorte de point sacré que vous ne quitterez pas pendant tout votre séjour.
Ce peut être un petit cercle ou un grand cercle selon vos besoins. La découverte d’un lieu de pouvoir peut prendre du temps. Pour moi, cela a été très vite: quand j’ai vu le lieu, j’ai su tout de suite que c’était ma place au tressaillement joyeux de mon coeur. En face, au sud, une paroi rocheuse, envahissante, immense, ocre et jaune; j’en vois tous les détails comme un visage en gros plan. De l’autre côté, beaucoup plus loin, une autre paroi rocheuse ferme le canyon au nord.

Je suis au creux d’une cuve. Pourtant, je ne suis pas complètement au fond de cet utérus minéral : je me trouve sur un vaste promontoire de roches où poussent quelques arbres épars. D’où je suis, je peux voir, si je m’approche du précipice, une rivière scintillante qui serpente allègrement au fond de la vallée puis disparaît dans un détour de rochers. Je suis bien ici. Le jour suivant je revins seule dans ce qui allait me servir de refuge durant quatre jours. Je refermai les portes du cercle sacré en croisant deux branches à l’entrée. Ce geste de non-retour parla à mon inconscient plus fort que n’importe quel argument.

On descend dans le lieu de pouvoir tranquillement, en se dépouillant par couches successives. Les guides de Quêtes de vision recommandent souvent de travailler le processus de deuil six ou huit mois avant d’aller jeûner seul sur la montagne sacrée. Ce processus continue durant les trois premiers jours avec le groupe, puis pendant le premier jour de solitude. Vous êtes sur le pas de la porte d’un autre monde. Pour y entrer il faut vous dépouiller. Ralentir son rythme jusqu’à l’immobilisme est une chose pénible pour la plupart d’entre nous. Pas de médias pour maintenir la transe hypnotique dans laquelle nous évoluons socialement : voilà une première couche d’ôtée. Pas de parents, pas d’amis, pas de témoins pour nous interpréter : voilà une deuxième couverture bien épaisse qu’on nous retire. Et, finalement, pas de nourriture, pas le moindre confort.
Durant cette période, chaque cérémonie est un puissant message de désintégration envoyé à l’inconscient. Vous lui répétez constamment que vous êtes sur le point de partir. Il réagit par vagues comme, j’imagine, face à la mort réelle. Il a peur, jusqu’à la terreur, puis il se détache, puis il s’ouvre, puis il a peur à nouveau, puis il s’ouvre à nouveau.

Le premier jour dans mon lieu de pouvoir ne fut que combat, résistance et faim. Plusieurs choses me terrifiaient : l’absence complète de nourriture pendant quatre jours, bien sûr, mais aussi l’exposition à la nature et aux intempéries et, surtout, aux animaux sauvages.
Je n’ai jamais rencontré de serpents à sonnettes ni de scorpions ni d’ours bruns, nombreux dans la région. Ces animaux ont donc pris dans mes rêves le visage de ma propre mort. Mon instinct de survie était constamment aux aguets. Nous n’avons pas de tente dans le cercle sacré, il nous veut le plus nu possible – seulement une toile pour nous protéger en cas d’orage.
La nuit vient et, avec elle, les ombres surgissent. Le premier soir je peux faire un petit feu. Il me sépare des animaux et je suis contente de ce pouvoir humain. Je les sais tous là, dans l’obscurité, enregistrant ma présence étrange de leur mille yeux et oreilles, mais ils ne m’approcheront pas. Seule dans le cercle sacré, je dois inventer mes propres cérémonies. Je n’ai pas beaucoup le goût de rencontrer mes monstres cette nuit. Je chante donc une petite chanson d’amour que mon père me chantait lorsque j’étais petite, sa joue contre la mienne, et par laquelle il me donnait le monde entier. J’invite mes alliés et les gens avec qui j’ai quelque chose à régler à venir me visiter durant la nuit. C’est une sorte de open house avant mon départ.
« Last call, amigos ».

Une partie de mon être continue de résister à entrer dans ce que les Amérindiens nomment le Temps de rêve. Rituels et cérémonies sont une voie royale pour entrer dans cet espace qui a ses propres lois. Ils sont d’essence ludique : soyez total mais, de grâce, ni sérieux ni pieux. Je rigole un peu mais j’y vais totalement. Reste que du point de vue rationnel, chanter tout haut dans la nuit la chanson de mon père, implorer la Terre Mère ou demander à mes alliés (toujours tout haut) une petite visite de sympathie me paraît bizarre. Ce n’est pas mon genre non plus de demander à l’arbre si je peux m’appuyer dessus ou à la fleur si je peux la cueillir, mais ici les règles du jeu sont différentes et ce genre de politesse me paraît beaucoup plus civilisé et près de la réalité que la façon inconsciente que nous avons de salir l’eau et de piller le sol. Je continue, la soirée durant, mes cérémonies de bienvenue et d’adieu en offrant au feu un nombre impressionnant de cocottes de pin qui représentent autant de moments importants de ma vie qui s’achève. La gestuelle est simple, mais l’impact est puissant. J’avance à petits pas sur ce terrain miné pour la logique.

À la fin de la journée, je commence doucement à sentir une Présence vivante qui m’inspire du respect. Je m’enveloppe dans mon sleeping (mon meilleur ami), je mets mon chapeau népalais à oreilles géantes (protection supplémentaire contre les scorpions) et je me prends à rire toute seule en regardant les étoiles. Je me rends compte que toute peur m’a quittée. Je m’endors dans les bras de Mère Nature comme un bébé sur le sein de sa mère après la tétée.

LE TEMPS DE RÊVE

Lama Deer parle : « Les hommes blancs ont oublié ceci. Leur Dieu ne leur parle plus d’un buisson ardent et si cela leur arrive ils ne le croient pas. Ils appellent cela hallucination. Ils disent : « Ce type a pris trop de LSD ». En dedans d’eux ils ont maintenant un désert où rien ne peut pousser. C’est une place morte sans rêves. Mais l’esprit de l’Eau est toujours là quelque part et le désert peut refleurir à tout moment. Voilà ce que me disait mon père. »

Le jeûne est une pratique spirituelle universelle. J’ai compris pendant celui-ci quelque chose de très simple qui m’avait échappé auparavant. Lorsque vous jeûnez, votre corps crie famine et nous sommes ici pour crier famine. Ainsi, à travers le jeûne, le corps et l’âme tombent ensemble dans un même mouvement d’appel et de lamentation. Pour recevoir, vous devez être vide; ici aussi le synchronisme joue : en vidant mon corps, je vide aussi mon ego. « Get out of your own way ! », disait mon maître spirituel. Le jeûne met dans un état de réceptivité et de vulnérabilité nécessaire pour recevoir la manne. Après deux jours la faim disparaît généralement.
Ne reste que cet appel de l’être, que cette fragilité et vulnérabilité physique qui ralentit tous vos mouvements et vous rend semblable à un enfant. Les temps sont durs, les temps sont mûrs. Les portes de la perception s’ouvrent lentement.

Durant le Temps de rêve vous êtes littéralement dans un état de conscience modifié, c’est-à-dire que vous pouvez entendre des sons qui n’existent pas, que vous voyez les choses avec votre coeur et non avec vos yeux. Vous êtes en contact avec des mondes plus subtils. Cela signifie que vous devez fermer vos yeux pour mieux voir. Vous mettez toute votre énergie à prier pour recevoir des esprits le rêve qui à nouveau vous fera vivre. Parfois les lamentations sacrées prennent l’allure de pleurs de bébé perdu qui trouve le temps bien long et qui voudrait son Pablum et son bain d’eau chaude. Le Temps de rêve est à la fois trivial et magique. Vous survivez en allant de votre sleeping au tronc d’arbre qui vous sert de chaise pour pleurer. Si vous vous penchez au bord du précipice pour regarder la chantante rivière de votre vie qui s’écoule tout en bas, vous la sentez bien lointaine et vous la regardez avec le même amour détaché que la vieille Cheyenne recevant ses fils dans la loge de la mort avant son départ.

rivière

On ne fait plus de feu maintenant. On laisse la nuit descendre et nous donner son enseignement. On est sale, faible, notre odeur est celle d’un animal et nos yeux deviennent deux douces caméras qui caressent les choses. Ce pèlerinage en Extrême-Occident prend maintenant toute sa signification. L’Ouest, le lieu du soleil couchant, le lieu de l’initiation dans les roues de médecine amérindiennes, me révèle des mystères que mon coeur trop apeuré n’était pas prêt à recevoir lorsque j’étais, il y a quelques années, en Extrême-Orient. Je reçois des étoiles, des arbres, de la rivière et de l’inaltérable mur rocheux des enseignements dont j’étais assoiffée. C’est quoi donc, ce titre du film de Perrault ? Pour la suite du monde. Ah oui ! Je suis ici pour la suite du monde...

EXTRAIT DE JOURNAL

LE QUATRIÈME SOIR

« Sauvage nature, wild mind ! » Jessica a raison. Ceux qui sont en quête de vision sont hors-la-loi et dangereux pour les autres humains. La nature sauvage me permet de prendre racine dans des espaces sauvages et inconnus de ma psyché. Quel soulagement de pouvoir hurler avec les loups ! Si un étranger arrivait ici et me voyait ainsi sale, à moitié nue, marchant à une lenteur qui tient du taï chi ou me déplaçant à quatre pattes (je me sens très faible aujourd’hui), ou s’il m’entendait raconter à la troisième personne ma vie à un arbre, il aurait peur. Oui, il aurait peur, et moi aussi en temps normal, j’aurais peur. Mais ce qui me terrifierait surtout, c’est l’énergie de cet être entre la vie et la mort.

Je suis sans peur et sans défense, état que je n’ai jamais expérimenté. Sans peur pour la féroce nature, pour ma nature féroce. Et trop faible pour maintenir mes défenses. Je n’ai plus cette résistance contre la mort qui demande tant d’énergie. Je me repose. Pure love. Je comprends tous les bébés naissants du monde. Ce matin, j’ai passé plus d’une heure à marcher avec cette horde de millions d’enfants noirs affamés que nous laissons mourir. J’étais l’un deux. Quelle fonction obscure ontils sur cette planète ? Je me sens si ouverte que j’en suis vide. Je suis un miroir. Le pin me regarde. Je suis ce que je vois. Ce rocher est-il en dedans ou en dehors de moi ? « Oh Paule, n’oublie pas ce moment quand tu reviendras. »

J’ai beaucoup pensé pendant cette expérience à une phrase de James Hillman qui dit que toute la psycho, tout le mouvement de croissance personnelle est une tentative de regarder la vie du point de vue de la vie.
Qu’est-ce que ça serait, demande-t-il, de regarder la vie du point de vue de la mort ? À mon avis, c’est l’essence de la Quête de vision. C’est aussi ce que cherchent à faire ces austères maîtres zen qui ressemblent parfois à des rochers et qui se maintiennent moment après moment dans cette perspective : la vie du point de vue de la mort.

Nous croyons que nous avons peur de nos laideurs, de nos monstres, de nos noires nuits. Regarder la vie du point de vue de la mort amène une tout autre perspective. Derrière nos monstres gît la Beauté et trop de beauté effraie l’homme blanc. Voici, je crois, un cadeau que la mystique amérindienne nous offre si nous avons l’humilité d’ouvrir notre coeur pour le recevoir. Qu’avons-nous fait de la Beauté ? La Beauté se déverse en moi comme une fontaine. Je me sens nue et tremblante. J’apparais à moi-même très différente de celle que je connais. C’est comme si, sans personne pour m’interpréter, mon âme apparaissait en dehors de la gangue de la personnalité. La beauté qui m’environne reflète ma propre beauté. Est-ce possible que je sois aussi Cela ? Je suis à genoux, mais pas juste par faiblesse. Mon niveau de vibration est maintenant très différent de celui du premier jour. Il me semble que je pourrais approcher les animaux sauvages; j’en suis moi-même un et je comprends jusqu’à quel point le serpent à sonnettes, qui prenait le visage de ma mort, est un animal honnête et timide qui vous avertit avant de vous piquer.

UN SAUT QUANTIQUE

La quatrième nuit, je reçus deux visites inattendues et inexplicables à ce niveau-ci de réalité. Mon coeur battit la chamade. Je ne suis pas prête à donner publiquement les détails de cette rencontre; laissez-moi dire au moins ceci : quelque chose d’anodin en apparence mais de très important se produisit alors. Je choisis de décoder ces visiteurs non pas comme une stricte production psychologique (« mon inconscient parle »), mais carrément comme une visite d’esprits alliés. Autrement dit, j’abandonnai délibérément mon vieux système de croyances et fis un saut dans un autre système de croyances beaucoup plus en accord avec l’état de conscience où j’étais. Mon inconscient répondit à ce saut d’incroyable façon. Immédiatement un sentiment d’unité, de clarté, d’amour submergea mon être et continua durant l’heure qui suivit.

Ce glissement dans un autre système de croyances est révélateur de ce qui se passe en Amérique actuellement.

Les anciennes cultures ont toujours souligné les passages de la vie par des rituels et des cérémonies.
Mais aujourd’hui nous n’avons à peu près plus de rites de passage signifiants qui nous aident à comprendre et à interpréter notre expérience. Je vois ce type de rite de passage comme une réponse mythologique aux crises existentielles de la vie. Nous avons besoin de réponses mythologiques. J’ai beaucoup de respect pour la psychologie moderne, mais je me sens aussi piégée par elle. Nous psychologisons tout et, ce faisant, nous tuons toute la poésie et la dimension sacrée de ces passages mystérieux et initiatiques dans le labyrinthe.
En ce sens, choisir la Quête de vision plutôt qu’une forme d’exploration psychologique pour faire cette transition a été dans mon cas une façon de briser les barreaux de l’hypnotisante prison psychologique qui tend souvent à se prendre pour l’ultime royaume.

Quelques mots sur les visions. Alors que nous étiquetons comme psychotiques et hors de la réalité les gens qui ont des visions, les anciennes cultures, elles, pensaient que les gens sans vision, qui n’entendaient pas un jour ou l’autre des voix, avaient perdu contact avec la réalité essentielle. J’ai toujours eu tendance à croire, à l’instar des bouddhistes, que les visions sont des bonbons sur la voie spirituelle et que nous avons tendance à leur accorder beaucoup trop d’attention. Le bouddhisme est un effort systématique pour nous faire descendre dans l’ordinaire de la vie. La mystique amérindienne, déjà très enracinée dans la Terre Mère, est une tentative constante de s’élever, de voyager dans l’au-delà pour recevoir les directions à prendre dans ce monde-ci.

Les points de départ sont différents. Le rôle des visions aussi. Les visions dont parlent les Amérindiens ne sont pas imageries mentales ou vagues rêveries éveillées. Elles sont au contraire des moments d’extrême lucidité où la personne tombe littéralement dans un autre monde et voit des phénomènes qui ne sont pas habituels dans ce monde-ci. Si nous avons le courage de les recevoir, elles sont de puissants indicateurs des directions à suivre. Notons aussi que la Quête de vision est comme la méditation. Nous créons un espace qui favorise la venue du cadeau, mais il n’est pas une garantie que le cadeau se manifestera. Paradoxe : le but de la quête est la vision, mais pour la recevoir il faut se détacher du but.

LA RIVIÈRE ET LE ROCHER

« Les êtres humains sont une expression de leurs paysages. » Lawrence Durrell

L’omniprésence de ce mur de roche durant mon jeûne fut majeure. Je ne le savais pas alors, mais j’avais besoin de cette masse minérale : à force de la contempler heure après heure, j’éveillai à mon insu dans les profondeurs
de mon être mes propres forces minérales. Ma propre géologie intérieure très liquide se modifia subtilement.
Je revins vers ma communauté avec, à la hauteur du ventre, un rocher petit mais solide qui n’était pas là auparavant. Jour après jour, assise sur ce rocher, je me délectais à regarder couler la chantante rivière sans me perdre avec elle dans les dédales. Ce fut l’ultime cadeau donné par le cercle sacré.

LA RÉINTÉGRATION

« Sans vision, les peuples périssent. » Proverbe yiddish

Dans la tradition amérindienne, on ne fait pas une Quête de vision seulement pour soi, mais pour son peuple. La redécouverte d’une tradition comme la Quête de vision par les Blancs est donc tout à fait significative de l’étape où nous sommes. Collectivement, nous n’avons plus de rêves. Comme le dit Lama Deer, notre coeur est un désert et nous sommes sur le point d’en mourir. Individuellement nous portons en microcosme les forces et les tares de notre culture.
James Hillman, le grand psychanalyste jungien, voit dans la crise que nous vivons une crise de l’amour. Le langage que nous avons oublié est le langage du coeur. Certains autochtones ont conservé ce langage essentiel d’une admirable simplicité. Dans mon groupe, la majorité des gens avaient plus de 45 ans. C’était un groupe d’une maturité exceptionnelle. Il y avait, entre autres, trois miste de réputation internationale, deux docteurs en psychologie, un médecin de première ligne dans les cliniques populaires à Mexico et une actrice de la télé.

J’étais stupéfiée de voir ces gens, haut-placés dans des institutions qui apparaissent souvent comme des bastions de conservatisme, prier la Terre Mère et pleurer pour un rêve. C’était un enjeu de vie ou de mort. L’ouverture de coeur que j’ai pu observer chez les membres de ce groupe avait quelque chose d’exquis, en dépit de la danse de douleur qu’elle suppose. Je les ai vus comme l’expression d’une génération qui a eu dans sa jeunesse beaucoup de visions, qui a ouvert momentanément son coeur, mais qui a oublié ses rêves et qui sent maintenant l’urgence de les matérialiser.
Il reste peu de temps. La réintégration dans la communauté est un moment délicat pour le Héros. C’est le passage de la vision à l’action. Ici aussi il y a un deuil à faire. Laisser partir l’état de conscience modifié,
laisser derrière soi le monde subtil des rêves, s’atteler à la tâche et revenir dans le monde où nous vivons matérialiser la vision que nous avons reçue.

ANNEXE
Le renouveau spirituel

Beaucoup d’Amérindiens regardent avec suspicion, voire dégoût, cette découverte des Quêtes de vision comme une espèce de remake de Christophe Colomb découvrant l’Amérique. L’ultime pillage. D’autres considèrent que ce rite est une affaire de coeur plus qu’une affaire de tribu et qu’il n’y a rien de plus efficace pour la guérison de la Terre que de travailler avec ses plus grands abuseurs. Les Blancs, disent-ils, sont ceux qui ont le pouvoir et ils ont sacrément besoin d’aller pleurer pour une vision. Notre survie à tous en dépend. Les communautés amérindiennes sont divisées à ce sujet. Les Blancs qui véhiculent les enseignements reçus de leurs maîtres autochtones sont en tout cas dans une position délicate et doivent témoigner un grand respect pour les cultures qui nous ont précédés sur la terre d’Amérique. Certains, d’ailleurs, utilisent le terme « rites de passage », plus universel.

L’influence de la culture amérindienne sur les arts et la spiritualité des Anglo-américains, est telle qu’on assiste, je crois, à une inversion culturelle similaire à celle déjà vécue à d’autres époques de l’histoire. Le colonisé politiquement brisé, appauvri par le colonisateur, replié sur lui-même, à moitié assimilé, reprend son pouvoir à un autre niveau. Il devient l’enseignant de celui-là même qui a cherché à le détruire. L’émergence de ce type de leadership spirituel amérindien est particulièrement visible dans le Sud-ouest américain.

Il convient de regarder attentivement ce phénomène porteur, je crois, d’une des formes que prendra le renouveau spirituel en Amérique. Bill Steve et Jessica sont guides pour les Quêtes de vision à l’Animas Valley Institute. Bill Plotkin, ont étudié avec différents enseignants autochtones. Steve et Jessica sont en route vers la cinquantaine. Elle vient du milieu des arts du théâtre et a fait partie durant plusieurs années d’une communauté soufie. Lui travaille dans le milieu de la réhabilitation et a appartenu à une communauté bouddhiste tibétaine. Tous les trois sont un parfait exemple de cette synthèseculturelle et du glissement dans le système de croyances des Anglo-américains.

Ce texte a été publié dans le livre : La déesse et la Panthère, chroniques d’Extrême Occident (Éditions du roseau 1998).
Tous droits réservés par Paule Lebrun.