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Les conflits naissent d’une quête spirituelle mal ciblée
par Hélène Mélikov
On constate que les conflits sont résolus dès lors que chaque personne est capable d’envisager le point de vue de l’autre sans le prendre contre soi, sans en être blessé, sans en craindre les conséquences… lorsque chaque personne tient compte du ou des autres mais ne perd pas son individualité pour autant. Pas de soumission, pas de prise de pouvoir, mais un positionnement tranquille et ouvert, avec une envie commune de trouver la sortie. A partir de là il est toujours possible, à partir de plusieurs points de vue différents, de créer ensemble du nouveau, c’est à dire non pas de trouver le plus petit dénominateur commun mais de donner naissance à quelque chose de vraiment nouveau (une idée, une façon de faire, d’être en relation, d’être, une œuvre, une chose, une décision….). C’est ce qui se passe lorsque l’on arrive à envisager la question « alors, que fait on pour que chacun soit vraiment satisfait ?» A ce moment là, on creuse, on cherche, on évolue, on envisage les choses sous plusieurs angles, et on trouve une idée, un moyen. A ce moment là, on crée. On est souvent joyeux d’ailleurs. Créer, c’est donner naissance à une œuvre, et trouver une solution qui satisfait pleinement deux points de vue opposés est une œuvre. Une œuvre produite par la confrontation bienveillante de deux points de vue au départ opposés. 1+1 = 3, c’est l’équation de la création.
Les relations que nous entretenons avec les autres sont une formidable, car très abordable, façon d’exercer notre pouvoir créateur. Et comme nous avons tous pu le constater, créer procure de la joie.
La joie est l’émotion qui naît lorsque nous sommes « alignés », c’est l’émotion de l’accomplissement. Elle signe l’acte de création, qui est pour nous un impératif spirituel. Nous sommes nés pour créer, pour co-créer.
Et notre monde est exactement prévu pour cela : en effet notre monde sensible est celui de la dualité, tout est polarisé : Aucun concept n’existe sans son contraire : bien/mal, beau/laid, froid/chaud...Tout se définit aussi par ce qu’il n’est pas, nous compris. Si tout était bien, il n’y aurait rien à créer de plus, si tout était beau, il n’y aurait rien à ajouter….Notre monde est polarisé car la confrontation des contraires est source de création.
Or, nous pouvons observer que bien souvent nos désaccords, et notamment ceux avec des personnes proches de nous, ne donnent pas lieu à création, mais plutôt à une destruction. Les relations fusionnelles donnent 1+1=1, les relations de soumission/prise de pouvoir donne la même équation : 1+1=1, les relations violemment conflictuelles peuvent donner 1+1=0, les relations parallèles donnent 1+1 =2.
Comment se fait-il que les désaccords puissent dégénérer en conflit destructeur de valeur plutôt que de participer à l’œuvre de création ?
La réponse que je propose de développer ici est la suivante : parce que nous nous trompons d’enjeu spirituel : nous poursuivons l’Unité, et notamment l’Unité-fusion, alors que l’enjeu spirituel de notre monde sensible est celui de la création.
Nos sens nous font croire que nous sommes séparés les uns des autres, du monde, du Tout, alors que nous aspirons à faire « un ». De ce fait, nous nous focalisons sur la recherche de l’Unité, ce qui se traduit par trouver des stratégies pour ne pas perdre le lien, notamment avec les autres, alors que notre joie, notre raison d’être, notre véritable aspiration est de créer du nouveau.
Pour élaborer sur le sujet, commençons par rappeler ce qu’est un conflit : Pour qu’il y ait conflit, il faut que soient réunis les ingrédients suivants : une entreprise commune, des points de vue différents et un débordement émotionnel.
Une entreprise commune d’abord, qui peut être la volonté de créer quelque chose ensemble, que ce soit un couple, une famille, une entreprise, un pays, ou simplement un sujet commun. Sans entreprise commune, sans sujets communs, les contraires ne s’opposent pas, ils s’ignorent.
Des points de vue différents, ensuite, souvent suivis de volontés différentes, ce qui provoque un désaccord. Ils sont absolument inévitables : chacun a sa propre vision du monde. Bien sur qu’elle est basée sur des expériences communes : celles d’être vivant, humains, d’une certaine culture, d’une certaine éducation… Mais notre point de vue, la façon dont nous interprétons le monde, nos croyances sur ce que le monde devrait être, sur la façon dont les autres devraient se comporter, sur la façon dont nous devrions nous comporter, proviennent de nos expériences personnelles, de la façon dont nous les avons vécues, et nous sont donc absolument propres. Nous ne pouvons pas échapper à l’opposition de point de vue, l’autre voit les choses (et du coup veut agir) de façon différente de la mienne, c’est une donnée de base ; croire l’inverse est une complète illusion dans ce sens où il s’agirait juste de refuser le réel. Les désaccords sont donc la règle, et c’est logique. Un désaccord ne crée pas un conflit, c’est un ingrédient indispensable mais non suffisant.
Les choses se gâtent, et le conflit apparaît, lorsque nous refusons d’envisager l’expérience unique de l’autre, et donc sa façon de voir les choses et le désir ou besoin qui s’en suit.
Le conflit est alimenté par les émotions, notamment la colère – qui peut aller du simple agacement à la fureur – et la peur – qui peut aller d’une légère inquiétude à l’écoute des propos de l’autre à une véritable panique qui peut nous amener à tenter de le supprimer (physiquement ou métaphoriquement)-.
Ces émotions ont normalement pour objet de nous mettre en mouvement, de nous donner de l’énergie pour créer du nouveau. Or, parfois, plutôt que de les utiliser pour se positionner clairement (grâce à l’énergie de la colère), réfléchir sainement (grâce à l’énergie de la peur) et créer une solution nouvelle, nous préférons abdiquer notre pouvoir créateur (en adoptant une position impuissante de victime en défense) et transformer nos émotions en jugements (mépris, jugements, ridicule, démontage des arguments…), prêts de mauvaises intentions « je sais très bien ce que tu penses et/ou pourquoi tu fais cela), ou contraintes (par la force, l’appel à des « valeurs » supérieures, la manipulation..). Ce sont ces comportements, qui consistent à refuser de sentir l’émotion de colère, peur ou tristesse qui peut monter en nous en présence d’un désaccord et les projeter sur l’autre sous forme de jugements, prêts d’intention ou contraintes, qui alimentent les conflits et rend la relation destructrice.
Les psychologues, thérapeutes de toute obédience expliquent aujourd’hui que l’origine de ces comportements se trouvent dans nos egos (soit, pour faire simple, notre personnalité, l’outil qui nous permet d’agir et d’interagir dans ce monde et qui a été forgé à partir des expériences de la naissance et de la petite enfance) blessés, pour qui le point de vue différent des autres met en péril sa construction du monde et de lui même. Les paroles ou le comportement de l’autre réveille en nous une expérience douloureuse et challenge une croyance que nous avons forgée, sur nous mêmes ou le monde, qui était censée nous éviter de ressentir à nouveau la douleur de l’expérience passée.
Les jugements, prêts d’intention ou contraintes ne seraient là que pour nous empêcher de ressentir l’émotion ancienne douloureuse. Le rôle des conflits serait donc de nous « montrer » les blessures à guérir en nous et les croyances à abandonner, afin de s’en libérer.
Je trouve, par expérience, que cette approche a beaucoup de sens, en tous cas, c’est un paradigme et un mode d’accompagnement qui permet effectivement de sortir de ses conflits intérieurs et de nous « laver » suffisamment pour que nos relations deviennent fluides et créatrices.
Mais, il y a autre chose : nous adoptons ces comportements délétères, pas seulement parce que nous sommes névrosés mais parce que nous avons un besoin impératif de nous sentir reliés et nous croyons que nous allons pouvoir ainsi conserver le lien, éviter les séparations. Nous espérons grâce à eux nous débarrasser du point de vue encombrant de l’autre, pour conserver l’illusion de la possibilité d’un unique point de vue. Deux points de vue par trop différents sur un sujet qui nous tient à cœur est insupportable. On a l’impression que l’autre s’éloigne…de nous. Nous avons un tel besoin d’unité, de nous sentir en lien, reliés, que nous sommes prêts, par la contrainte ou la manipulation, à faire cesser l’existence du point de vue opposé et de l’influence qu’il peut avoir sur ma vie, ou par la soumission, à faire cesser notre propre point de vue.
Car il ne s’agit même pas d’accepter le point de vue de l’autre, il s’agit simplement d’envisager son existence. Si dans un couple l’un veut partir en vacances au bord de la mer chez ses parents et l’autre louer un chalet en montagne pour la famille seule, il est possible qu’on assiste à des échanges du genre « tu n’as pas l’esprit de famille » (prêt d’intention), « tu ne peux pas te séparer de ta mère » (prêt d’intention), « il faut toujours faire ce que tu veux » (contrainte par culpabilisation), tu es « égoïste » (jugement), « une famille saine doit partir en vacances seule » (contrainte par appel à « ce qui se fait ») , toutes ces phrases ont pour objectif de délégitimer le point de vue de l’autre avant même qu’il ait eu le temps de le développer, d’effacer le fait même que l’autre n’est pas d’accord, lui faire ravaler ce qu’il vient de dire. C’est un refus du désaccord. Et pour peu que ces situations soient récurrentes, les deux trouveront en soupirant que ce serait tellement plus simple d’être du même avis…plus simple et plus sécurisant, plus doux…on serait « un »….
Lorsque nous agissons ainsi, nous restons accrochés au besoin d’Unité, de se sentir reliés, et faute de la ressentir comme une évidence, nous mettons notre énergie à tenter de la faire exister, ou de supprimer ce qui apparait comme un obstacle. Mais notre tentative est vouée à l’échec car ce n’est pas simplement la loi du monde : L’enjeu spirituel de ce monde n’est pas l’Unité mais la création, l’unité est un état, elle ne se fabrique pas. On la ressent, ou non, mais on il ne nous revient pas de la faire advenir.
La paix, l’harmonie, le sentiment de « faire un », au moins avec une personne, sont, me semble t-il une recherche universelle de l’humain.
La religion chrétienne nous enseigne que nous sommes tous frères, issus d’un même Père, et cela fait écho en nous car c’est au fond exactement ce dont nous avons besoin. Aujourd’hui les découvertes de la physique quantique donnent lieu à des interprétations proposant que nous soyons tous reliés, intriqués, et ces interprétations trouvent en ce moment un grande audience, rassurée à l’idée que nous somme « un ». Les religions orientales, et notamment le bouddhisme, cherche la voie du nirvana par l’extinction des désirs (le désir, en soi, suppose la dualité : soi et ce qu’on désire), et donc l’expérience de l’Unité.
Cette aspiration à l’unité qui nous habite tous est d’ordre spirituel ; elle est « réelle », car ressentie universellement, et pourtant elle n’appartient pas à notre monde, qui est, lui, marqué par la dualité.
Notre vécu objectif est celui de la séparation, depuis la naissance. C’est la loi de ce monde. La Genèse nous suggère que le monde a été crée en séparant le ciel et la terre, la lumière des ténèbres… nos sens nous font croire que nous sommes séparés les uns des autres, nous sommes des « individus ».
Nous vivons donc objectivement la séparation et avons au fond de nous une exigence d’unité, contradictoire avec notre expérience sensible.
C’est ce nœud-là qui se joue au cœur des conflits. Et le carburant est la peur, la peur que ce besoin existentiel d’unité ne soit pas rempli. Une opposition de point de vue, bien évidemment, réveille cette peur car elle manifeste la séparation avec l’autre. Et la peur nous commande de fuir, de combattre, ou de se soumettre. Fuir le conflit est une technique très répandue : déni, éloignement, anesthésie.., combattre les personnes qui apparaissent opposées en est une autre, et se soumettre donne l’apparence de la résolution mais nourrit le ressentiment et donc les conflits à venir. Quelque soit la stratégie adoptée, nous essayons de réduire l’opposition au silence, pour qu’elle ne réveille pas cette insécurité liée à la séparation.
Mais ce faisant, nous ratons l’occasion de créer, de faire en sorte que nos relations soient des œuvres, de réaliser notre potentiel, nous ratons notre raison d’être. Et si nous ne créons pas, le plus souvent nous détruisons, nous faisons exactement l’inverse de ce qui nous procure de la joie.
Mais pour être capable de créer à partir de nos relations interpersonnelles, de faire en sorte que nos relations soient des œuvres, nous devons impérativement accepter que le point de vue différent de l’autre ait le droit d’exister, nous devons oser prendre le risque du conflit.
Comme nous l’avons vu précédemment, ce qui nous empêche d’accepter l’existence d’un point de vue différent est la peur, qui trouve sa racine dans la peur de ne pas être en lien.
La solution est apparemment simple : trouver un moyen de nous sentir reliés, aux autres, à la nature, au Tout et être ainsi capable d’accepter d’envisager sereinement l’existence d’un point de vue opposé, ou, à tout le moins, être capable d’oser prendre le risque du conflit. Une fois ceci acquis, l’œuvre de création d’une solution tout à fait nouvelle est à portée de main, ou de discussion plutôt.
Cette solution existe, et elle est à notre portée : la méditation, la prière, la présence silencieuse à soi et à ce qui est, le contact solitaire avec la nature…. Ce n’est pas sorcier. Et ce ne devrait pas être un luxe, un moment que l’on s’offre au mieux une fois par semaine, ou en vacances, ou quand on trouve le temps. C’est une nourriture quotidienne absolument indispensable, autant que la nourriture physique. Car ces pratiques installent une intimité avec soi et « ce qui est plus vaste », qui permet, subtilement mais réellement, de se sentir relié, en sécurité, et d’avoir donc le courage d’envisager la confrontation des opposés sans la fuir ou la faire taire. Le courage de rester stable, juste un instant, au moment où le point de vue de l’autre m’agace ou m’inquiète. D’avoir juste le temps de braver sa peur et de se dire « OK, tu m’énerves mais vas-y, développe, je t’écoute, je vais utiliser ma peur ou ma colère pour construire une solution avec toi plutôt que de poursuivre le but illusoire de te faire taire ».
Ainsi nous n’avons pas, me semble-t-il, à rechercher ni à créer l’Unité, elle existe déjà, et cette erreur de cible nous fait adopter des comportements délétères qui provoquent des conflits destructeurs. Nous avons d’abord à la ressentir, par les pratiques qui le permettent, pour être ensuite capable de co-créer des solutions originales à nos désaccords. Le ressenti qui nait alors de la co-création s’appelle aussi l’Unité mais ce n’est plus exactement le sentiment d’être un, comme dans l’unité-fusion. C’est celui d’être 3, l’unité-création. Le monde de la dualité nous permet de créer, de faire 3 à partir de 1, ne nous le refusons pas, il est possible que ce soit notre plus haute aspiration.
Hélène Mélikov