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Yoga, arrêt du mental et neurosciences
Par Jacques Vigne
Le silence est une nécessité de santé psychique, encore plus de nos jours où les médias et les publicités nous bombardent d’informations. La méditation, avec son aspect fondamental de relaxation, est une forme de silence des tensions musculaires. En cela, elle est proche du rêve, qu’on appelle aussi le sommeil paradoxal : il l’est car il représente une activité mentale intense qui s’oppose à une relaxation complète des muscles, excepté ceux des yeux et des doigts. Cela nous permet de mettre à distance les souvenirs problématiques de la journée, car ils associent automatiquement les tensions : si on est capable de les revoir sans elles, le côté problématique du souvenir n’a plus de racines corporelles, et a tendance donc à s’évacuer naturellement. Ce mécanisme est au fond celui de nombreuses thérapies, à commencer par toutes celles fondées d’une façon ou d’une autre sur la relaxation.
Il me revient à l’esprit une expérience sur le stress : si on met plus de cinq souris dans une petite cage, elles vivent les unes sur les autres, s’agressent constamment et leur espérance de vie diminue notablement. Si elles sont en plus petit nombre avec de la place pour chacune, l’espérance de vie redevient normale. Cette situation peut faire penser à celle des êtres humains dans les grandes villes… Nous avons besoin non seulement d’un espace physique, mais aussi d’un espace psychologique et spirituel. Les limitations dans cet espace sont comme des bruits qui nous fatiguent, et leur absence correspond à l’illimité d’un silence réparateur, restaurateur, édifiant, édificateur.
Nirodha, ou l’art de cesser sans cesse
On se souvient de la célèbre définition du yoga dans le second verset des Yoga-sûtras de Patanjali, citta-vritti-nirodha, l’arrêt des vagues du mental. Nous allons développer différentes facettes de ce concept central de nirodha.
- D’emblée, signalons que ce concept est déjà central dans le bouddhisme, où il est pratiquement synonyme de nirvâna. Cette « cessation » n’est pas un concept négatif, mais au contraire un moyen de libérer les potentialités de l’être humain. Les spécialistes discernent des influences de Nagarjouna chez Patanjali, peut-être même de Chandrakirti, ce qui ferait remonter les Yoga-sûtras au Ier, voire au IVe siècle de l’ère commune. La notion de nirodha pour les bouddhistes est pratiquement synonyme de nirvana. Pour eux, il ne s’agit pas d’une expérience de plus, mais justement du moment où toutes les expériences s’arrêtent. Même les sensations qui semblent remonter indéfiniment peuvent aussi s’arrêter : c’est ce qu’on appelle vedagu, « ce qu’il y au-delà des vedas, qu’on peut entendre comme vedâna, c’est-à-dire les sensations ». On peut retrouver ici un sens de vedânta : anta, la fin, le dépassement, de veda, la vision, ou vedâna, des sensations. Nirodha est une notion qui inclut non seulement la non-remontée des émotions perturbatrices, mais même la limitation des remontées de sensations. Le méditant a une conscience de plus en plus rapide, qui s’oriente de plus en plus vers la racine des sensations.
Pour les pays bouddhistes la notion de nirodha est courante. La forme élevée du Yoga que représente nirodha est aussi une attitude générale qui consiste à « ne pas faire de vagues », même à l’intérieur de soi. Le Bouddha disait aussi dans ce sens : « Celui qui n’interfère pas est à l’abri du danger ». Dans ce contexte, une école de yoga peu connue s’appelle l’asparsha yoga, il s’agit d’une méthode très méditative où l’on défait le contact du Soi avec le mental, d’où son nom qui signifie « non-contact ». Cet arrêt du contact est aussi une forme de nirodha, de cessation et un intermédiaire entre un yoga plutôt dans l’action et un védânta plutôt dans l’observation.
La sagesse est de ne pas s’encombrer du bruit des commentaires artificiels : dans le taoïsme, on parle de Wu wei. Plus que « non faire » comme on le traduit souvent, ce terme signifie « non-artificialité », wei ayant le sens d’ « artifice », et wu de « non ». La différence est importante, car comme le dit de façon réaliste la Bhagavâd-Gita, on ne peut vivre sans action.
Cependant, il faut être attentif à ne pas rajouter à cette action des complications mentales, en particulier celles qui sont égocentrées.
Une façon de pratiquer nirodha est de prendre une mudra et un mantra bien spécifique : l’attitude des doigts d’une main est en fait simple, un pouce et index parallèles comme pour mesurer quelque chose, et à chaque fois qu’une sensation ou un phénomène intérieur remonte, on dit ‘juste ça’. On s’apercevra avec la pratique que le mental se calme comme sous l’effet d’une baguette magique et d’un sortilège spécial. Ce sont les enfants ou les hystériques qui gonflent régulièrement les phénomènes intérieurs et font comme on dit d’un grain de sable une montagne. C’est une méthode – un « yoga » puisque yoga signifie méthode – qui est simple à pratiquer. On peut considérer cette méthode comme une variante de yoganidra ou de vipassana. Dans le mouvement de Ramakrishna, on conseille d’associer à récitation du Om à chaque partie du corps. C’est une méthode analogue, qui permet de dissoudre les tensions qui s’y trouvent dans une vibration unique qui est une forme de silence. Un jour, une visiteuse française a posé à mon maître, Swami Vijayânanda, une question de fond : « Comment intensifier sa sâdhanâ, sa pratique spirituelle ? » Je me suis dit que sa réponse serait intéressante, puisqu’à l’époque il méditait déjà depuis plus de 70 ans, dont 55 ans de façon intensive en Inde. Il a simplement répondu : « Ne gaspillez pas votre énergie ». D’habitude, quand on pense à intensifier son Yoga, on planifie davantage de pratiques, de postures, de mantras, plus d’efforts, et moins de sommeil. Néanmoins, on pense beaucoup moins à questionner l’utilité de beaucoup de nos activités et comportements. Notre joie intérieure est comme l’énergie que peut produire la nature, elle n’est pas infinie. Il faut donc savoir l’économiser, et développer une sorte d’écologie interne. On peut rendre plus concrète et vivante l’éthique en la définissant comme l’ensemble des attitudes qui nous permettent de faire durer une expérience de joie intérieure quand elle survient. Si elle n’est pas là, notre milieu intérieur sera plutôt comme un seau percé, avec son niveau qui baisse malgré nos efforts pour le remplir.
L’anxiété est une façon courante de gaspiller nos réserves en pratique limitées de bonheur. Je suis régulièrement touché et triste de voir des personnes qui ont des tâches très simples à effectuer dans leur travail, mais qui les vivent comme une sorte d’enfer à cause de l’anxiété qu’ils éprouvent en les effectuant.
Une autre manière dont le Yoga est nirodha, c’est dans la capacité qu’il donne de cesser de s’associer et de s’identifier intérieurement à sa propre souffrance. Une définition du yoga qu’on peut méditer pendant longtemps se trouve dans la Bhagavâd-Gîtâ, avec un jeu de mot sur le terme yoga, qui en soi signifie « union » : yoga dukha-samyoga-viyoga sanjñâte, le yoga, c’est la désunion de l’union complète à la frustration. On se sépare de sa dukha, de ce mélange de souffrances et de plaintes qui entraîne la frustration. Sinon, celle-ci deviendra non seulement une manière d’être, mais presque une raison d’être.
Dans la méditation telle qu’elle est indiquée vers la fin de la Hathayoga Pradîpikâ, on conseille deux pratiques principales, l’écoute du son du silence et la pénétration de l’énergie dans l’axe central. Dans les deux cas, il y a un arrêt : le son du silence devient audible quand on détache l’attention de tous les autres bruits. Et l’axe central devient sensible quand on relaxe toutes les tensions du corps au point de les oublier et qu’on devient capable de focaliser l’attention sur lui.
En allant vers l’arrêt respiratoire, on va en quelque sorte vers le silence des poumons. Cet état a à voir avec ce qu’on appelle dans la Gheranda Samhita le kaivalyakumbhaka (V, 82-85).
Une manière progressive de s’en rapprocher, c’est la petite respiration : on expire et inspire de moins en moins amplement, simplement quelques centimètres cubes à chaque fois, le corps s’habitue à avoir moins d’oxygène, le métabolisme se ralentit et on rentre dans un état d’hibernation qui, si on sait bien le diriger, s’accompagne d’hyperconscience. Du point de vue yoguique, on se rapproche du samâdhi que Râmana Mahârshi décrivait comme un état de sommeil profond hyperconscient, et du point de vue physiologique, on en arrive à une hypoxie, une baisse d’oxygène dans le sang qui ralentit automatiquement le cœur et met le corps et le cerveau dans un état de calme profond. De plus, le gaz carbonique qui augmente crée une induction du sommeil. Si ce n’est pas l’heure de dormir et qu’on souhaite méditer, cela nous fait glisser naturellement dans un état profond. Mâ Anandamayî disait clairement que dans le samâdhi, les poumons ne respirent pas. Bien sûr, même si on tend à la petite respiration, il faut rester naturel et garder son bon sens, il ne s’agit pas de forcer. Le Dalaï-lama explique clairement que le yoga méditatif vise à faire pénétrer l’énergie dans l’axe central, que le signe que celle-ci commence à y rentrer est une respiration superficielle, et que le signe qu’elle y est dissoute est que la respiration se suspend complètement.
Râmana Mahârshi disait que les religions sont comme des fleuves, et que le silence est l’océan dans lequel elles confluent. Il citait peu la Bible, mais aimait revenir à un verset de psaume : « Faites silence, arrêtez vos sacrifices et sachez que je suis Dieu ». (Ps 46 11).
Il y a différentes phases pour passer de la récitation du mantra au son du silence : au début, on le récite à voix haute, puis à voix basse, puis mentalement, ensuite on abandonne l’idée que c’est nous qui récitons pour écouter le mantra se réciter en nous naturellement. Ensuite, on écoute ce dernier se réciter dans l’oreille droite, puis dans la nature, dans l’espace, dans le ciel, et enfin on se demande qui écoute ce mantra. L’expérience d’écoute du silence débouche alors dans la non-dualité védantique. On expérimente le triputi, où l’écoute, celui qui écoute et le son écouté ne font plus qu’un.