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L'exploration de la nature de l'expérience
Rupert Spira
Par Linda Arzouni
Rupert Spira est l'un des chantres contemporains les plus inspirés de la Voie directe dans la tradition de la non-dualité. De son passé de céramiste, il garde un grand amour de la beauté et de la poésie, puisant son inspiration aussi bien dans son apprentissage auprès de son maître céramiste Michael Cardew que dans les œuvres des peintres, des musiciens et les écrits des poètes; de sa formation intellectuelle et spirituelle, il garde l'empreinte de ses différentes influences, depuis les enseignements de l'Advaïta vedanta traditionnel en passant par le mysticisme soufi, sa fréquentation assidue de l'enseignement de Ramana Maharshi, l'imprégnation des dernières rencontres avec Krishnamurti, avant la rencontre avec son ultime maître, Francis Lucille, qui lui fait connaître les écrits de Atmananda Krishna Menon, joyau du raisonnement "supérieur", et la tradition tantrique du Shivaïsme cachemirien, laquelle rencontre transmutera sa compréhension non-duelle en une expérience vivante.
Rupert Spira se passionne pour la nature de la réalité depuis plus de quarante ans et c'est son expérience et sa compréhension profonde qu'il partage au fil de ses livres et de ses retraites et rencontres, alliant avec une virtuosité sensible et pénétrante la tradition védantique et la tradition tantrique. Loin de la vouer aux gémonies, la pensée est pour lui un instrument acéré de connaissance lorsqu'il propose des chemins d'exploration et d'investigation de la nature de notre expérience dignes d'un scientifique dans son laboratoire, recourant à son arsenal de rigueur, de précision, d'expérimentation et d'acuité d'observation pour démanteler les croyances et les concepts sur nous-mêmes et sur le monde, pensée qu'il conjugue brillamment avec une exploration sensorielle du corps et du monde, avec la patience, la douceur et la bienveillance d'un cœur dévotionnel.
C'est ce qui fait la singularité de son enseignement à la fois simple, directe, limpide et affûté, qui déploie force métaphores, lignes de raisonnements et contemplations corporelles pour nous permettre de rendre vivante en nous la compréhension non-duelle : il y a une réalité unique sous-jacente à la multiplicité et la diversité de l'expérience objective, et c'est la conscience infinie et illimitée. Le tour de force de Rupert est de nous amener à voir que le "Je" tout ordinaire et familier que nous nous sentons être n'est autre que "Je" de la Conscience, de l'Absolu. Le soi séparé ou ego n'est pas une entité mais une activité de recherche et de résistance engendrée par son illusion d'être séparée de la Totalité, laquelle illusion est à la racine de son sentiment de manque et de sa peur de la mort. Il s'agit donc d'interrompre cette activité, de relâcher l'effort qui consiste à maintenir la croyance d'être une entité séparée.
C'est au prix de la reconnaissance de notre véritable nature de conscience que nous pourrons guérir la blessure de la séparation qui est au cœur de notre souffrance humaine, nous privant du bonheur, de la paix et de l'amour durables qui sont inhérents à notre nature véritable.
Pour Rupert, la conscience n'est pas mystérieuse. En effet, quoi de plus évident que la conscience puisque sans elle nulle expérience possible ! Or nous ne voyons pas cette vérité qui danse pourtant devant nos yeux, de la même façon que nous ne voyons pas l'espace dans lequel se déploie le monde alors que nous en faisons indubitablement l'expérience.
La conscience a feint d'oublier ou d'ignorer sa nature infinie et illimitée — en même temps que sa paix et son bonheur innés — pour engendrer la manifestation. Mais elle y a laissé un indice, une trace. Selon Rupert Spira, cette trace est la connaissance "Je suis" qui rayonne dans le mental de tout un chacun. Elle est l'empreinte divine en nous, le portail sacré qui mène à notre être essentiel. Il propose donc de commencer l'exploration de notre expérience par ce "Je suis" et c'est là justement le sceau de la voie Directe, qui est simultanément l'origine, la voie et le but.
Quel est donc ce sentiment d'être, ce "je suis" si ordinaire, si intime et familier ? Qu'est-ce que ce "moi-même" que je me sens être ? Par la "méthode" du neti neti de la tradition védantique, appelée voie de la discrimination, qui pourrait être la lointaine cousine du doute cartésien, nous passons en revue ce que nous ne sommes pas. En définissant l'expérience comme l'ensemble de nos pensées, nos images, nos souvenirs, nos sentiments, nos idées, nos désirs, nos sensations, nos perceptions, Rupert Spira nous invite à voir que tous ceux-là sont en réalité intermittents. Suis-je une pensée ? Suis-je un sentiment ? Suis-je sensation ? Lorsque la pensée, le sentiment ou la sensation disparaît, est-ce que ce que je disparais avec ? Une investigation poussée nous amène à voir que le contenu de notre expérience change tout le temps tandis que le fait que nous soyons CONSCIENTS de ce contenu ne change jamais. Nous sommes l'écran sur lequel apparaît le film.
Toutes les questions que Rupert aime à qualifier de sacrées telles que "Qui est conscient de mon expérience ?", "Quelle est la nature de cette connaissance qui me permet de connaître mon expérience ?", "Suis-je conscient ?" nous aide dans cette exploration qui vise, nous l'avons compris, à discerner le véritable sujet de l'expérience, la conscience, à la désengluer des objets dont elle est consciente, pour mettre en lumière l'expérience d'être conscient. Et si la majorité d'entre nous omet cette vérité fondamentale c'est parce que la conscience ne possède aucune qualité objective. Autrement dit, elle est une expérience non-objective.
Une fois instaurées la présence et la primauté de la conscience, que Rupert considère être une première étape dans le cheminement spirituel, la seconde étape consistera à explorer la nature de la conscience. Or, insiste-t-il, qui mieux que la conscience — que nous sommes, ne l'oublions pas — peut nous le dire ?
Car non seulement nous sommes conscients de notre expérience mais nous sommes également conscient d'être conscient. Autrement dit, la conscience est consciente d'elle-même, nous sommes conscients d'être conscients. Comme la conscience se connaît elle-même, elle est donc bien placée pour nous parler de sa propre nature. Mais alors quelle est la voie étrange qui doit nous mener à nous-même alors que nous y sommes déjà, alors que nous nous connaissons déjà ? Comme si nous pouvions nous lever et faire le moindre pas vers nous-mêmes !
Ce chemin est en fait un retournement — le retournement dont il est question dans différentes traditions religieuses et spirituelles — et que Rupert Spira appelle la voie sans voie ou la direction sans objet. C'est en quelque sorte un mouvement immobile, suprême oxymore qui illustre à merveille le paradoxe de toute recherche spirituelle, puisque l'on recherche ce que nous sommes déjà et toujours.
Le retournement est en fait un fléchissement de l'activité du mental, lequel emprunte sa faculté de connaissance à la conscience, comme la lune emprunte sa lumière au soleil, pour, sous la forme de l'attention, connaître les objets de l'expérience. Pour opérer un retournement, l'attention va lâcher sa prise sur les objets — les privant ainsi de leur emprise — pour se diriger vers l'intérieur, vers soi. C'est la voie orientée vers l'intérieure, comme la nomme Rupert. Le mental reflue, se résorbe dans sa source de conscience. C'est l'essence même de la méditation. Le repos ou le demeurer en soi, dans et en tant que conscience. Ainsi, pour Rupert Spira, la méditation n'est pas quelque que l'on fait, c'est ce que l'on est. Dans cette non-activité du "demeurer en soi" ou du "repos en soi", réitérée inlassablement, la conscience se dépouille graduellement des limitations, des conditionnements du corps et du mental dont elle se revêt librement, pour retrouver sa nudité et sa nature originelles : conscience infinie, illimitée, indivisible. L'acteur John Smith retire son costume et maquillage du roi Lear, suspend ses pensées, ses répliques pour se révéler dans la nudité de son être essentiel.
Une fois que nous avons clairement vu la nature de la conscience que nous sommes, que nous avons compris que nous ne partageons pas les limites et la destinée du corps et du mental, nous en venons à la troisième étape que Rupert appelle la voie orientée vers l'extérieur ou la voie de l'inclusion. C'est là que prend place l'approche tantrique, qui consistera à explorer le corps et le monde objectif à la lumière de notre nouvelle compréhension. Rupert Spira affirme avec raison que cette dernière étape est primordiale. Nous ne voulons pas seulement comprendre que nous sommes conscience infinie et illimitée, nous voulons le savoir organiquement. Or le corps est la résidence privilégiée du sentiment d'être une personne séparée, dense, solide. Il s'agira donc de réaligner le corps et le mental à notre nouvelle compréhension pour en vivre les implications dans nos vies de tous les jours. Nous voulons infuser le bonheur, la paix et l'amour durables au cœur de nos pensées, nos sentiments, nos sensations, nos relations et nos activités. Nous ne pouvons connaître le bonheur, affirme Rupert Spira, nous ne pouvons que l'être. La paix et le bonheur résident dans la connaissance de notre être propre.
Il propose ainsi ce qu'il appelle des "yoga-méditations" qui consistent en des contemplations bienveillantes de nos sensations et de nos perceptions permettant de désincruster les idées et les concepts que nous avons du corps et du monde. En effet, pour Rupert Spira, le monde n'est pas ce que l'on voit mais la façon dont on le voit. Nous voyons la véritable nature du corps et du monde : transparents, lumineux, libres de toute solidité et densité. À cette étape, s'abolit la distinction entre la conscience et ses objets qui nous permet de réaliser que la conscience est l'étoffe dont est faite l'expérience.
L'enseignement de Rupert Spira pulvérise pour ainsi dire le paradigme matérialiste qui prévaut à notre époque, lequel peine encore à expliquer comment la conscience découle de la matière. Il démontre de façon lumineuse la primauté et la validité du paradigme de la "conscience seule", à savoir que tout l'univers est l'activité, la modulation d'une totalité unique et indivisible à laquelle, selon les traditions religieuses et spirituelles, on donne le nom de Conscience, Dieu, Absolu, le Tao, etc…
C'est à condition de reconnaître cette vérité que sa lumière éclairera notre chemin d'existence et dénouera les conflits qui déchirent les individus, les communautés et les nations.
Quatre livres de Rupert Spira ont été publiés en français : « La transparence des choses », « Présence », « La nature de la conscience » et « Être conscient d’être conscient ».
Paraîtra en mars 2022 « Être “moi-même“ ».
Site web : www.originel-accarias.com