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Rencontre avec un homme remarquable : Arnaud Desjardins
Entretien réalisé par Gilles Farcet en 1985 et paru en 1986
dans le numéro 1 de la revue Filigrane (Altess)
Gilles Farcet : Le climat intellectuel dans lequel nous vivons privilégie les questions au détriment des réponses; s'il est de bon ton d'être en recherche, il est pour le moins suspect de prétendre avoir trouvé. Or, depuis la publication du tome 1 de À la recherche de Soi (À la recherche de Soi aux Éditions La Table Ronde, 1977), vous laissez entendre dans vos livres que vous êtes parvenu, après de longues années de recherche, au terme de votre quête. Bien qu'elle soit dans votre bouche exempte de toute arrogance ou tout triomphalisme, cette affirmation vous singularise nettement...
Arnaud Desjardins : Il est certain qu'en affirmant avoir trouvé ce que je cherchais, je me démarque de ceux pour lesquels la quête compte davantage que les conclusions et les certitudes. Ceci dit, nous possédons bien quelques certitudes dans les domaines techniques et technologiques... mais les enseignements traditionnels, ceux que nous pouvons qualifier de "sagesses", n'ont jamais craint de formuler des affirmations.
Le sage, qu'il s'agisse de Socrate, du Bouddha ou d'un maître hindou contemporain, n'hésite pas à affirmer. S'il le fait cependant, c'est en se fondant sur son expérience intérieure, à la lumière de ce qu'il est convenu d'appeler, en français comme en anglais, sa réalisation. Pour ma part, j'ai depuis longtemps adhéré à une famille d'esprit pour laquelle il est possible, en matière de transformation intérieure, de connaissance de soi, et même d'états de conscience plus élevés, d'atteindre des certitudes non seulement intellectuelles mais expérimentales.
Ceci précisé, à quelles certitudes suis-je moi-même parvenu ? Il m'est possible d'affirmer ce que j'ai découvert tout en admettant qu'il me reste encore des découvertes à faire. Permettez-moi d'avoir ici recours à une analogie : des voyageurs entreprennent une traversée en mer dans l'espoir d'atteindre un jour une île ; dès l'instant où ils touchent terre et posent pied sur l'île, leur voyage est d'un certain point de vue terminé.
Ils se trouvent désormais à l'abri des tempêtes et des risques de naufrages. Mais par ailleurs l'île entière demeure à découvrir et leur exploration ne fait que commencer : où y-a-t-il des sources, des zones désertiques, des forêts tropicales?.. Cette analogie exprime bien ce que je ressens.
Mais qu'est-ce que "toucher terre" ? Quelle est donc cette île que vous avez découverte ?
J'ai en fait trouvé ce dont j'avais entendu parler par des personnes ayant elles-mêmes "touché terre" ou retransmettant fidèlement l'expérience des autres : un point de conscience immuable, invariable, indépendant des conditions et des circonstances extérieures, et auquel il est toujours, sans exception, possible de revenir. Autrefois, j'oscillais, comme tout le monde, de l'inquiétude à la sérénité, de la tristesse à la joie, du découragement à l'optimisme...
En même temps, je lisais dans des ouvrages sur l'hindouisme, des paroles de sages affirmant l'existence d'une conscience-témoin accessible à l'homme et sous-jacente à tous les états d'âme, quels qu'ils soient.
Cette possibilité de revenir librement à un état de conscience immuable, que les pires vicissitudes de la vie ne peuvent atteindre, consitue donc l'essentiel de cette découverte dont nous parlons. Cette parfaite stabilité intérieure n'est pas seulement entrevue; elle demeure alors à notre disposition, si j'ose m'exprimer ainsi.
Une fois cette découverte faite, l'approfondissement de ce centre intime conduit, dans l'intérioration et le silence, à une plénitude, une intensité, une richesse que traduit mal, en tous cas pour des oreilles occidentales, une expression comme "le Soi" utilisée par les Hindous.
Si quelqu'un affirme avoir découvert son propre soi, vous y verrez une expérience limitée, de l'ordre de la psychologie, alors que le Soi auquel je fais allusion possède une ampleur, une profondeur, qui justifient pleinement l'emploi à son égard de termes n'ayant plus rien de psychologique, tels que "transcendant", "surnaturel"...
Vous venez d'insister sur le fait que cette plénitude se trouve hors d'atteinte de toute circonstance extérieure. Si l'on vous torturait, comme cela est, hélas, arrivé à certains maîtres du soufisme afghan, vous n'en seriez pas moins en paix ?
Oui et non. Il y aurait naturellement à un certain niveau une sensation douloureuse, voire insupportable; et cependant, j'ai la certitude que quelque chose demeurerait libre, inébranlable, et même heureux. Ceci dit, il est évidemment facile de tenir ce genre de propos tant que l'on ne se trouve pas dans une telle situation ! Je préfèrerais, pour vous répondre, m'appuyer sur mon existence quotidienne depuis dix ou douze ans.
Je peux en tous cas affirmer que la découverte de ce centre intérieur libère de la peur sous toutes ses formes. Vous avez formulé votre question en parlant d'une éventualité future : or, s'il est bien évident que je ne souhaite pas être torturé, pas plus que je ne désire voir cette maison ravagée par un incendie, l'idée que de tels événements pourraient se produire n'exerce plus aujourd'hui aucun pouvoir sur moi.
Avez-vous extérieurement changé depuis cette découverte? Un sage apparaît-il différent d'un autre homme ?
Tout d'abord, est-il juste ou non de me qualifier de "sage" ? L'emploi d'expressions de ce genre fait parfois soulever des réactions inutiles chez les lecteurs... Qu'est-ce qu'un sage ? Certains auteurs parlent des "grands sages de l'Inde", comme s'il existait des petits sages, des sages moyens, et des grands sages... Il m'est cependant possible de comprendre un tel vocabulaire car j'ai éprouvé, en présence d'êtres considérés dans leur pays comme des sages, différents degrés d'admiration.
Je retrouvai néanmoins chez tous une commune différence par rapport aux autres hommes. Ils ont, ou plutôt ils sont, quelque chose d'autre que l'on ne retrouve pas ailleurs, même chez des êtres en eux-mêmes remarquables par leur talent artistique, leur compétence professionnelle ou leurs qualités humaines. Quant à dire ce que les autres peuvent ressentir en approchant Arnaud Desjardins... C'est à eux de se prononcer
Pour vous, la découverte de cette plénitude s'est faite à travers des voyages en Asie, des séjours auprès de maîtres hindous, bouddhistes, soufis... Cette conscience immuable serait-elle liée à une culture ou un mode de vie ?
Non, cette plénitude n'est aucunement liée à une culture ou à un mode de vie. Ceci dit, les conditions de vie ordinaire dans le monde occidental moderne sont beaucoup moins favorables que d'autres à cette découverte. En ce qui me concerne, ce qui s'est révélé a effectivement été pour une part le fruit de longues et laborieuses recherches menées en Asie auprès des maîtres issus de différentes traditions ; il n'y a d'ailleurs là rien de mystérieux et je peux, si on me le demande, donner des dates, des lieux, ainsi que des noms propres.
Mais mon cheminement intérieur s'est également poursuivi à travers une existence typiquement occidentale : vicissitudes amoureuses, angoisses professionnelles dans la mesure où j'exerçais à la télévision un métier de salarié au cachet qui me valait d'être souvent chômeur... Bref, tous les éléments d'un destin parfaitement ordinaire. Et c'est précisément cette existence somme toute banale qui, peu à peu, a pris son sens, jusqu'à devenir elle-même la voie ou le chemin.
Autrement dit, il nous est possible de faire de notre existence tout entière, y compris le métro, les bulletins de paye et les entretiens avec l'inspecteur des contributions, un ashram ou un monastère. Je m'en suis d'ailleurs longuement expliqué dans un chapitre de À la recherche de Soi intitulé "Le Gourou" (pp. 7-51).
Avez-vous rencontré des Occidentaux parvenus à ce degré de plénitude intérieure ?
Il m'est difficile de répondre à cette question dans la mesure où certaines personnes que je n'ai pas revues depuis des années se sont peut-être transformées... Je fais en tous cas partie de ceux qui éprouvent admiration et respect pour l'Allemand Karlfried Graf Dürckheim, dont plusieurs ouvrages ont été traduits en français et publiés pour la plupart au Courrier du Livre. Graf Dürckheim a exercé une profonde influence auprès de nombreux chrétiens, dont des religieux et des prêtres, et bien que ses découvertes essentielles aient eu lieu au Japon, il tient à se présenter lui-même comme un chrétien.
À ce propos, avez-vous reçu une éducation religieuse ?
J'ai reçu une éducation nettement religieuse dans la tradition du protestantisme français. Je connaissais très bien le Nouveau Testament et étais imprégné de l'enseignement des pasteurs, puisque dans le protestantisme, la première communion se faisait vers l'âge de quatorze ou quinze ans et était précédée de deux années d'instruction religieuse; j'ai assidûment fréquenté "Les Saintes Assemblées", c'est-à-dire le culte du dimanche matin au temple...
J'ai ensuite vécu entre vingt et vingt-trois ans des années difficiles, et la découverte du monde adulte au moment de mon insertion dans la vie professionnelle a sérieusement mis en cause mon éducation familiale et religieuse. À cette époque, faute d'avoir découvert l'approfondissement mystique, je n'ai donc pas trouvé dans le christianisme, ou du moins dans le protestantisme, les réponses que je cherchais.
C'est alors que je suis entré dans les "groupes Gurdjieff", juste avant la mort du célèbre Gurdjieff. Là, j'ai pour la première fois compris qu'il existait des méthodes ou des techniques susceptibles de m'aider à changer en profondeur, c'est-à-dire à transformer mon être, mon niveau de conscience ; cette découverte a véritablement été le point de départ de ma recherche.
Dix ans plus tard, j'ai pu faire un premier séjour en Inde dans des ashrams connus, dont celui de la célèbre sage bengali Ma Ananda Moyi, et en 1965, j'ai rencontré un maître indien nommé Shri Swami Prajnanpad. Bien que jouissant d'une certaine réputation auprès de quelques cercles restreints en Inde, cet homme était fort peu connu du public ; sanscritiste, il avait autrefois enseigné la physique au niveau universitaire et était extrêmement cultivé: à mon grand étonnement, il m'a un jour cité par coeur un passage de la traduction anglaise des Misérables de Victor Hugo !
J'ai donc, pendant neuf ans, fait de nombreux séjours auprès de lui. L'endroit où il résidait ne ressemblait en rien aux ashrams connus de l'Inde dans lesquels une foule de dévots et d'admirateurs se presse pour recevoir la bénédiction du maître; nous n'étions jamais plus de trois ou quatre à y séjourner. Swami Prajnanpad avait même lu dans sa jeunesse l'essentiel de l'oeuvre de Freud et pouvait donc utiliser un vocabulaire très accessible à un Occidental.
Votre éducation religieuse vous a-t-elle aidé pour ce travail auprès de Swami Prajnanpad, ou l'avez-vous ressentie comme un handicap ?
Cette éducation religieuse était, il faut bien le dire, en grande partie une éducation morale ; la notion du bien et du mal et la distinction entre les gens qui se conduisaient bien et ceux qui se conduisaient mal y jouaient un grand rôle. Elle a donc, sans aucun doute, eu des inconvénients, dont celui de me rendre assez limité, prisonnier de certains conditionnements ; mais elle a également eu le grand avantage de m'accoutumer à l'effort.
Une telle éducation vous faisait comprendre qu'il était nécessaire de payer un peu de sa personne si l'on voulait atteindre les buts que l'on s'était fixés, et que tout n'était pas qu'amusement et facilité. Après avoir durant des années considéré cette éducation comme plutôt néfaste, j'aurais donc aujourd'hui un jugement beaucoup plus nuancé.
Parmi les gens qui viennent à moi, en effet, beaucoup voudraient se transformer mais sont totalement dépourvus de la capacité de faire des efforts un peu soutenus ; ils ne saisissent pas la nécessité de qualités telles que le courage, la rigueur, l'exigence vis-à-vis de soi-même, qui ne conduisent pas uniquement à la frustration ou à l'auto-mutilation.
Par la suite vous avez, si je ne me trompe pas, fréquenté assidûment un monastère trappiste...
Avant d'imaginer qu'il me serait un jour possible non seulement de me rendre en Inde mais d'y séjourner si souvent, j'ai effectivement passé trois semaines d'affilée dans une abbaye cistercienne en France. Durant ce séjour, antérieur aux aménagements introduits suite au concile dans la règle cistercienne, je partageais en grande partie l'existence quotidienne des moines, et cette vie monastique a été pour moi une révélation, un souvenir inoubliable.
Des circonstances heureuses, dont je me suis bien souvent loué, m'ont alors permis de devenir l'ami de l'abbé et du prieur ; certaines lectures ascétiques et mystiques m'ont été conseillées et ces livres m'ont révélé un certain aspect du christianisme en lui-même fort connu mais jusqu'alors ignoré de moi. Je suis par la suite retourné un certain nombre de fois dans ce monastère et je corresponds toujours régulièrement avec l'abbé et le prieur.
Avez-vous rêvé de devenir moine ?
À l'époque, j'étais déjà marié et père d'une petite fille de six mois. Il m'était donc très facile de rêver de vie monastique puisqu'il n'en était pas question !
Vous faisiez depuis plusieurs années partie des groupes Gurdjieff et vous vous intéressiez déjà à l'Orient ; de quel oeil les moines voyaient-ils cet intérêt ? Étiez-vous considéré comme un hérétique ?
Non, j'étais considéré comme un être "en recherche". Aujourd'hui, les hôteleries des monastères ne refusent pas d'accueillir des personnes qui, tout en s'avouant athées ou agnostiques, n'en sont pas moins en recherche. Les moines voyaient donc en moi un protestant en quête d'une autre dimension religieuse absente dans le protestantisme. Je n'avais d'ailleurs nul besoin de jouer la comédie ou de mentir pour manisfester un intérêt profond à l'égard des Évangiles et de la tradition chrétienne : l'héritage chrétien avait et a toujours eu pour moi une valeur essentielle que je n'ai jamais remise en cause.
Ceci dit, j'avoue être frappé par toutes les divergences du catholicisme français de l'heure. Je sais, par exemple, que dans certains monastères, le père hôtelier recommande à des retraitants la lecture de mes livres tandis que dans d'autres abbayes, on conjure les hôtes de ne pas lire mes ouvrages qui pourraient les "égarer"...
Des prêtres, qui ne sont d'ailleurs nullement des marginaux en révolte contre l'Église, lisent mes livres et paraissent en tirer profit; d'autres, par contre, tiennent mes ouvrages pour "sataniques" ou y voient une propagande pour l'hindouisme et le bouddhisme contribuant à déchristianiser la jeunesse...
Les avis sont donc pour le moins partagés ! D'une manière plus générale, certains religieux français, jésuites ou dominicains, se montrent très ouverts à l'égard de l'hindouisme et du zen ; d'autres, cependant, réagissent assez fermement contre ce qui n'est à leurs yeux qu'une mode.
Votre ami abbé et les moines que vous avez connus à l'époque vous considèrent-ils encore aujourd'hui comme un être de recherche, ou ont-ils le sentiment que vous êtes parvenu à certaines découvertes ?
Je crois que cette question ne se pose pas du tout ! Ils sentent essentiellement que des personnes autrefois mal dans leur peau se sont trouvées plus confiantes, rassérénées et même orientées dans la direction spirituelle après avoir été en contact avec moi. Sans entrer dans des détails relevant du secret professionnel, je peux même vous dire que des prêtres ont, à une époque ou une autre de leur vie, eu des entretiens avec moi et que j'ai pu les aider à se sentir de nouveau unifiés dans leur fonction sacerdotale.
Vous disiez tout à l'heure avoir lu des écrits ascétiques et mystiques ; à la lumière de votre expérience actuelle, considérez-vous que cette plénitude à laquelle vous êtes parvenu est du même ordre que celle dont ont parlé Saint Jean de la Croix ou Sainte Thérèse d'Avila ?
Il m'est impossible de répondre avec une véritable certitude. Précisons que j'entends par "certitude" une conviction à cent pour cent, car sinon il ne s'agit plus d'une certitude. À force de contacts vivants, d'homme à homme (ou d'homme à femme) avec des sages, des yogis, des ascètes soufis, bouddhistes zen, bouddhistes tibétains, hindous, chrétiens, j'ai pu parvenir à la certitude que des manières fort différentes de s'exprimer recouvraient une réalisation intérieure très proche.
Sur ce point, je suis convaincu, même si je dois être formellement contredit par des théologiens. L'amour, c'est l'amour, et il n'y a pas lieu de distinguer l'amour chrétien de l'amour bouddhiste ou de l'amour soufi... Un être vit-il ou non en état d'amour du prochain ? Voilà, à cet égard, la seule question. Ébloui par l'amour que me portait, à moi, un inconnu, tel ou tel sage, je ne me suis pas soucié d'établir des distinctions entre l'amour du soufi et celui du maître zen au Japon.
La paix intérieure, c'est la paix intérieure, la disparition de la peur, c'est la disparition de la peur, la sérénité, c'est la sérénité, et partout l'on retrouve cet effacement d'une certaine affirmation individuelle permettant à un autre niveau d'être ou de réalité de se révéler et de se manifester.
Beaucoup de chrétiens considèrent cependant que l'Église constitue le seul chemin vers Dieu. Ils se fondent sur certaines paroles du Christ, telles que "Je suis la voie, la vérité, la vie", "Nul ne vient au Père que par moi"...
Lesquelles se trouvent presque toutes dans l'Évangile de Saint Jean que je connais bien entendu depuis mon adolescence. Des années durant, j'ai moi-même été déchiré par cette constatation de l'existence de différentes religions paraissant se contredire. Sans parler de souffrances ordinaires de l'existence, j'ai longtemps ressenti ce problème de manière cruelle. Aujourd'hui, je poserais la question différemment : prenons le cas d'un chrétien qui, rencontrant des sages issus de différentes traditions, des soufis, des hindous, des Japonais ou des Tibétains, acquiert la certitude que ces hommes ont atteint un degré de sainteté éblouissant, évident, rayonnant... D'autre part, force lui est de constater que malgré ses recherches, ses enquêtes, ses demandes, il ne rencontre pas au sein de notre christianisme actuel d'être de ce niveau, même si parmi ceux qu'il approche, certains chrétiens sont cependant réellement purifiés, transformés, sans égoïsme...
Face à un homme ou une femme dont le rayonnement est éblouissant, lui sera-t-il possible de se dire en s'appuyant sur ces paroles de Saint Jean : "voilà quelqu'un à qui la vérité échappe puisque nul ne vient au Père que par moi et qu'il ne confesse pas Jésus-Christ"?
Les paroles du Christ n'auraient-elles pas un sens plus intérieur et plus subtil qui, s'il se révélait, montrerait d'une part que le Christ disait vrai et d'autre part que la vérité se situe au-delà des mots, des formulations et même de la connaissance des Écritures grecques ? N'étant pas moi-même religieux, il ne m'appartient pas de parler au nom de l'Église ; vous savez cependant comme moi que certains chrétiens et théologiens d'aujourd'hui tiennent l'ancienne formule "hors de l'Église, point de salut" pour totalement dépassée.
Quelques exemples illustres me viennent à l'esprit : Thomas Merton, et surtout le Père Le Saux, Swami Abhishiktananda, qui a intensément ressenti dans son être le déchirement du chrétien face à la splendeur de la sagesse hindoue. Il a reconnu comme son maître spirituel un hindou, Swami Gnânânanda, que j'ai d'ailleurs approché.
Il ne m'a pas été possible de m'entretenir avec lui puisqu'il ne parlait pas du tout anglais, mais je lui ai quotidiennement rendu visite pendant une dizaine de jours et en ai gardé un souvenir émerveillé. J'ai lu la quasi-totalité des écrits publiés du Père Le Saux avec une admiration et une gratitude immenses, car après tant de recherches et de déchirements, ce témoignage d'un chrétien m'a été tout à fait précieux.
L'important, c'est que tout être humain comprenne que le christianisme n'a pas seulement une théologie et une morale à lui offrir, mais une vie nouvelle : la mort du vieil homme et la naissance de l'homme nouveau. Et cette expérience n'est pas reservée à Saint Jean de la Croix ou Sainte Thérèse d'Avila !
On parle sans cesse du christianisme, on prêche, on enseigne, on publie des livres sans jamais aborder le message essentiel : vous pouvez vous-même découvrir par expérience la présence de Dieu en vous, l'amour de Dieu en vous, et ce "qu'être sauvé" signifie ! Une citation de Nietzsche me vient à l'esprit : "Je croirai au Rédempteur quand je verrai les chrétiens un peu plus rédemptés".
Voilà une parole terrible... Cette rédemption ne doit pas être réléguée après la mort, il ne s'agit pas seulement de savoir si notre âme ira en enfer ou au paradis ; elle prend place dans cette vie-ci à travers une transformation intérieure qui est en fait le message essentiel du christianisme.
Après un détour par l'Inde, le bouddhisme, les monastères zen et les soufis, cette insistance sur la transformation en profondeur me frappe à chaque ligne des Évangiles. Ayant fait autrefois un peu de grec au lycée, je suis capable de lire les caractères grecs et de chercher dans un dictionnaire, ce que je fais lorsqu'un passage des Évangiles ne me paraît pas du tout convaincant. Or, je suis toujours saisi de constater que la traduction française ne donnait pas toute la puissance du texte grec.
À une époque de ma vie, je me suis passionné pour ces problèmes et j'ai eu la possibilité de consulter des théologiens qui étaient d'authentiques hellénistes. Je leur demandais : "Ne pourrait-on pas traduire de telle manière tel mot grec qui n'est pas traduit ainsi dans les différentes bibles ?" Ils me répondaient affirmativement, et le changement de mot donnait à la parole un sens bien plus profond.
Ainsi, par exemple, lorsque le Christ interroge Pierre, lui demandant à plusieurs reprises : "M'aimes-tu ?" et que ce dernier répond : "Seigneur, tu sais bien que je t'aime !", le grec a recours à deux verbes dont la signification est différente (`philein' et `âgapè'). Ce qui, en français, devrait donner quelque chose comme "M'aimes-tu, d'un amour libre et conscient ?" "Tu sais bien que je t'aime d'un amour limité et plein d'émotion"...
Donc, selon vous, pour qui veut s'en donner la peine, l'enseignement du Christ est applicable de nos jours ?
Je vais vous dire une chose que je ne mentionne pas souvent car elle ferait lever des réactions inutiles : je ne me considère ni hindou, ni bouddhiste, ni musulman, mais tout simplement chrétien. À ce propos, voici une anecdote très significative : on m'a récemment envoyé du Canada une énorme anthologie de textes spirituels de toutes les traditions réalisée par un ancien jésuite, Placide Gabory, et intitulée Un Torrent de silence, en me précisant que j'y étais cité.
Ce livre très intéressant d'ailleurs comporte des chapitres consacrés au Vedanta, à l'Islam, au judaïsme, au christianisme, etc. Sachant qu'y figuraient des extraits de mes livres, j'ai donc voulu voir ce qui avait été choisi et j'ai cherché à la rubrique "christianisme". Ne voyant rien d'Arnaud Desjardins dans ce chapitre, j'en ai d'abord conclu qu'on avait fait erreur et que je n'étais pas cité. En fait, des passages de mes ouvrages figuraient effectivement sous la rubrique "Vedanta" !
En le découvrant je me suis dit : "Bien sûr ! Aux yeux du public, Arnaud Desjardins écrit des livres sur l'hindouisme..." Mon maître spirituel, auquel je me réfère, était en effet hindou ; mais dans ce que j'oserais appeler une certaine naïveté, j'avais d'abord cherché au chapitre "christianisme" car dans mon for intérieur, je me sens plus chrétien qu'hindou. Pourquoi?
Parce que je suis occidental, que j'ai grandi dans le christianisme, et que pour échanger avec ceux qui m'entourent, il m'est plus facile de me référer au christianisme dont j'ai été nourri. Ceci dit, la Vérité est pour moi au-delà de toutes les formes dont on se sert pour l'exprimer et qui deviennent des limitations : si être chrétien signifie se sentir coupé de ceux qui ne le sont pas, je refuse une étiquette qui me limite au lieu de m'ouvrir à l'univers entier.
Aujourd'hui, un terme sacré comme le mot "gourou" est employé à tort et à travers, et a même plutôt mauvaise presse...
Oui... C'est comme ça.
Bien des individus se prétendent "gourou" et dispensent un "enseignement". Comment le chercheur sincère peut-il dinstinguer le maître de l'usurpateur ? Existe-t-il des critères ?
Cela se ressent. Vient un moment où tout être sincère devient tout à fait capable de faire la différence. Chez tous les gourous véritables, célèbres ou obscurs, on retrouve le même désintéressement, une humilité même au coeur des honneurs ou des témoignages d'admiration, une simplicité, une totale absence de prétention... Je sais bien que l'on peut se tromper au début ; on porte en soi une espérance, et comme les mécanismes de la projection et du transfert jouent encore plus en ce qui concerne l'éventuel gourou qu'envers le thérapeute ou le psychanalyste, on peut s'illusionner.
Certains considèrent des années durant tel ou tel maître spirituel mondialement célèbre comme leur gourou pour finalement constater que leur attitude intérieure face à leurs peurs, leurs désirs, leurs problèmes personnels n'a aucunement changé. Réfléchissez au fait qu'en allemand le mot "Führer", par lequel on désignait le chancelier Hitler, signifie "le guide". Un Français pourra d'ailleurs éprouver une impression quelque peu étrange en s'entendant dire dans un musée allemand que le "führer" sera là dans dix minutes...
Alors qu'il s'agit tout simplement du brave guide de service ! Et le mot "duce" en latin signifie également le "conducteur". On pourrait donc très bien traduire aujourd'hui "duce" ou "führer" par "gourou"... À l'heure actuelle, à partir du moment où quelqu'un galvanise des millions de gens et prétend les conduire à une vie plus heureuse, on lui attribue le titre de gourou.
Cela peut conduire à de grandes illusions, et il n'est effectivement pas toujours facile, même pour une personne de bonne foi, de ne pas s'égarer. Mais celui dont la recherche est vraiment sérieuse ne se trompera pas très longtemps. Certains "gourous" célèbres sont néfastes, d'autres sont inoffensifs, quelques-uns sont mêmes bénéfiques.
Par contre, votre question m'amène à dire que l'hostilité contre les sectes doit à mon avis être extrêmement prudente. Lorsque des milliers de jeunes ont trouvé une espérance, un sens à leur vie, et sont sauvés de la délinquance, de la drogue, de la violence, des perversions sexuelles, du désespoir, il est criminel d'attaquer ou de ridiculiser ce en quoi ils ont mis leur espérance s'il ne s'agit pas d'un phénomène véritablement dangereux.
Au lieu de m'appuyer sur quinze ans de vie en Orient pour attaquer tous ces mouvements, je me placerais plutôt du côté des sectes, à l'exception de deux ou trois... Mais mon rôle ne consiste pas à jouer les accusateurs.
À l'enthousiasme de certains, bien des sceptiques opposent la misère matérielle de l'Inde : pourquoi tant de misère et de violence dans un pays supposé si religieux ?
Ne confondons pas tout. Je crois qu'il conviendrait d'abord de distinguer la misère de la pauvreté. La misère de l'Inde est certes indiscutable, elle règne dans les banlieues des grandes villes où les gens vivent dans des conditions absolument sous-humaines; mais ces miséreux ne représentent après tout qu'un pour cent des 700 ou 800 millions d'Indiens.
La pauvreté me paraît une chose différente. Un Indien ayant marché pieds nus toute son existence peut être beaucoup plus heureux qu'un Occidental harcelé par toutes les pressions, les multiples "stress" de la vie moderne.
Venant de ma part, cette affirmation n'est pas totalement gratuite : j'ai en effet vécu, non pas seulement durant des semaines mais pendant des mois, et à plusieurs reprises, sans électricité, me baignant dans la rivière, pieds nus et vêtu de deux pièces d'étoffe autour des reins...
Non par amusement ou snobisme mais parce que je vivais exactement comme les Indiens au milieu desquels je me trouvais ; or, je vous assure que je ne souffrais aucunement de cette pauvreté.
Comme l'a si bien dit le Christ, gardons-nous de voir la paille dans l'oeil de notre voisin sans remarquer la poutre qui est dans le nôtre. Je ne me fonde pas pour tenir ces propos sur le produit national brut ou sur le revenu par tête d'habitant, mais sur la paix, l'absence d'angoisse que j'ai pu remarquer chez nombre d'Indiens.
Deuxièmement, dans quelle mesure l'hindouisme est-il responsable de cette absence de prospérité matérielle ? Ne serait-elle pas en grande partie le fruit des transformations du monde moderne, de la colonisation et de la décolonisation ?
Nous diposons d'au moins trois témoignages historiques, celui du Chinois Fah Ien (IIIe siècle avant J.-C.), du Grec Mégastène (IIIe siècle après J.-C.) et d'un autre Chinois Huein Tsang (VIe siècle avant J.-C.) décrivant l'Inde comme un pays prospère, aux routes entretenues, dans lequel les gens riches consacraient leur fortune à construire des dispensaires pour les malades et où les impôts étaient très réduits...
Est-ce l'hindouisme qui est incompatible avec le monde moderne ou le monde moderne qui est incompatible avec l'hindouisme? Peut-on trouver plus formidable constestation de la société de consommation que l'ancienne tradition hindoue ?
Ceci dit, ayant vécu et exercé une activité professionnelle en Inde, avec tous les enjeux que cela comporte, je suis bien placé pour savoir jusqu'où peuvent aussi aller dans l'Inde d'aujourd'hui la veulerie, la lâcheté et la corruption. Tout dépend, bien sûr, de ce que l'on choisit de voir là-bas. D'autre part, l'Occident est-il un magnifique témoignage de l'enseignement du Christ ?...
En tant que réalisateur pour la télévision française, vous avez abondamment filmé les moines et les sages orientaux. Comment ces moines, ces disciples, ou tout simplement les habitants des pays concernés, dont certains (je pense au Bhoutan) n'avaient à l'époque jamais vu d'Occidentaux, réagissaient-ils à votre présence parmi eux ?
Jamais on ne m'a considéré comme étant avant tout un caméraman. On ne voyait pas en moi un cinéaste se piquant de spiritualité mais un disciple, ou un apprenti-disciple qui, parfois filmait, comme il aurait pris des photographies, pour montrer dans son pays un visage authentique du bouddhisme ou du soufisme.
Une chose m'a cependant frappé : lorsqu'en 1967 les portes du soufisme afghan (que les arabes nomment en fait Taçawuf) se sont ouvertes devant moi, il ne m'a fallu que quelques jours pour comprendre ; avec l'aide de mon guide, ami, frère afghan du nom de Raonaq, que le moment de filmer n'était pas encore venu.
Dans cet Islam très tolérant mais tout de même orthodoxe, filmer eût été délicat. J'ai donc passé des mois inoubliables, allant de confrérie en confrérie, mais sans sortir ma caméra. Et puis, fin 1972, je reçois une lettre de Raonaq me disant que deux des maîtres soufis avec lesquels j'avais été le plus lié lui avaient chacun demandé si j'étais toujours disposé à faire un film, en ajoutant qu'auquel cas, le moment était venu.
Cette suggestion m'est presque apparue comme un ordre et j'ai dès le lendemain entrepris les démarches à la télévision. Nous avons donc passé des mois à tourner deux films que l'on peut voir aujourd'hui. Or, je sais à l'heure actuelle, par des renseignements venus directement de là-bas, que les confréries (Khanakas) soufies ont été incendiées, détruites, certains maîtres pendus, d'autres fusillés...
Et il n'y a pas eu, comme pour les Tibétains aujourd'hui dispersés dans le monde entier, de diaspora des Soufis afghans. Ces maîtres soufis ont-ils senti que leur fin était proche? Ont-ils voulu laisser un témoignage comme l'on jetait autrefois une bouteille à la mer ? Je me suis bien souvent posé cette question.
Vous venez d'évoquer la mise à sac du soufisme afghan. L'Inde traditionnelle que vous avez connue est-elle également en train de disparaître ?
Je vais vous donner deux réponses contradictoires : d'un point de vue, oui, elle disparaît, d'une manière éclatante et extrêmement rapide. Chaque nouvelle génération d'étudiants formés selon les méthodes modernes constitue une nouvelle "élite" qui se détourne de la tradition et se montre même extrêmement sévère à son égard.
Inversement, toute l'expérience que j'ai de l'Inde me conduit à dire ceci : cette tradition demeure encore si forte qu'elle va se maintenir et subsister ici et là pour ceux qui prendront la peine de partir à sa recherche.
Revenons maintenant à l'Occident. L'un des chapitres du livre Monde moderne et Sagesse ancienne s'intitule "La Fin des mères" et vous insistez souvent sur l'absence, dans notre société, de parents dignes de ce nom...
Je reviens en effet avec insistance sur une observation qui n'a rien d'original : la famille se trouve pratiquement détruite sous nos yeux. Les pères et les mères démissionnent, et cette abdication est une conséquence du contexte socio-culturel, des conditions de vie actuelles qui rendent si difficile le rôle des parents. Je lisais d'ailleurs récemment un rapport tout à fait remarquable de la sociologue française Évelyne Sullerot.
Dans ce document publié au Conseil économique et social, elle montre bien que la famille a pratiquement disparu, bien que l'on continue à en parler au présent. À ce propos, n'est-il pas saisissant de constater qu'un texte indien vieux de deux mille ans parle du "jour où la famille elle-même sera détruite"...
J'ai donc été intéressé de voir qu'une sociologue très compétente parvenait, au terme d'une étude si bien menée, à des conclusions très proches de ce que je pressentais d'une manière non scientifique. Voilà la tragédie de notre temps qui se transmet de génération en génération.
Ceci dit, on peut déjà déceler les premiers signes d'une réaction. Bien des jeunes parmi ceux que je rencontre, ou dont je reçois des lettres, donnent aujourd'hui la primauté à leur vie familiale et me disent vouloir avant tout être des pères ou des mères pour leurs enfants.
Et pourtant, certains livres sur l'hindouisme, certaines paroles de maîtres, semblent présenter la famille comme une charge, un handicap...
La famille est un yoga ! À côté des différents yogas techniques qui fascinent les Occidentaux, il existe un yoga de père et un yoga de mère. Il s'agit en tout cas d'un yoga sur lequel mon propre... gourou (je suis bien obligé d'employer le mot) insistait beaucoup.
Ne trouve-t-on pas pourtant, même dans le christianisme, une certaine dévalorisation de la vie familiale par rapport à la condition du religieux qui, dit-on, "a choisi la meilleure part", entendu pleinement l'appel de Dieu" ?
C'est vrai aussi... En Inde, celui qui se consacre exclusivement au "grand appel" jusqu'à devenir l'instrument et le porte-parole de Dieu est considéré comme une bénédiction pour la société entière.
Mais ceux qui ne sont pas moines peuvent emprunter un chemin susceptible de les mener très loin : ce chemin consiste à jouer de tout sont coeur son rôle de père ou de mère, autant que l'on s'en trouve capable, compte tenu de nos conditionnements et de nos défaillances intérieures. En tant que père, j'étais moi- même convaincu de ce que je vous dis, et pourtant, je sais les erreurs que je n'ai pu éviter vis-à-vis de mes propres enfants.
Père de famille engagé dans le monde, vous avez pu, en tournant des films sur les sages, concilier votre métier et votre recherche. Nous sommes aujourd'hui saturés de livres, de films, d'images, de "productions" artistiques et culturelles ; quel est selon vous, et à la lumière de votre expérience, non pas le devoir mais le privilège de l'artiste, de l'intellectuel ?
J'avais moi-même posé cette question à mon maître et c'est sa réponse que je vais vous donner car, ayant médité cette parole pendant plus de dix ans, je suis convaincu de sa justesse : le rôle de celui qui touche le public, qu'il soit écrivain, metteur en scène, scénariste, etc., ne se borne évidemment pas à produire des documents sur la vie spirituelle ou monastique ; il consiste toujours, cependant, à donner, pour reprendre les termes de mon gourou, "une haute idée de ce qu'est l'homme".
Or, les productions artistiques actuelles vont à l'encontre de cette parole : l'homme nous est toujours montré esclave de ses émotions, emporté par des chaînes d'actions et de réactions... La maîtrise de soi, la liberté intérieure, la sagesse, ne nous sont plus du tout présentées comme modèles ou comme inspiration, à tel point que l'on en arrive à considérer la sainteté comme réservée aux faibles !
Revenant l'autre jour à Paris après une assez longue absence, j'ai été presque effaré par ces publicités qui s'étalent sur tous les murs et finissent, qu'on le veuille ou non, par imprégner notre conscience...
Oui, j'y fais allusion dans Monde moderne et Sagesse ancienne. Toutes ces suggestions procèdent d'un total irrespect vis-à-vis de l'être des autres. Il s'agit d'ailleurs d'un phénomène tout à fait nouveau : dans les sociétés traditionnelles que j'ai encore connues, toute incitation à la consommation était interdite ou en tous cas fort mal considérée.
Il s'agissait pour le commerçant de répondre aux besoins et aux désirs du client et non de les créer ou de les stimuler. Nombre de boutiquiers n'exposaient pas leurs denrées et les enseignes des échoppes obéissaient à des règles strictes.
Le chemin de la sagesse consiste en une libération progressive par rapport aux désirs, et notre monde de "pub" obéit à une logique inverse. Cette stimulation constante et frénétique crée une société de servitude où l'homme ne connaît plus ni paix ni repos.
Je pense à une publicité vue récemment : des femmes au regard et au visage féroces, comme des bêtes prêtes à bondir... (Ici, Arnaud Desjardins fait une horrible grimace et pousse un long cri rauque) ; quelle image de la femme impose-t-on ? : "Les femmes disent NON... au slip X...". Alors que durant des siècles, c'est la Madone qu'on proposait : une femme détendue, souriante, avec son bébé dans les bras...
N'etait-ce pas difficile pour vous de travailler dans le milieu de la télévision ?
Pas du tout. Dès ma jeunesse, j'ai beaucoup aimé ce métier, très formateur et exigeant, car il ne s'agit pas de faire des erreurs ou des approximations. J'y fais d'ailleurs allusion dans un chapitre d'un de mes livres ("Pas d'excuses", Un grain de sagesse, éd. La Table ronde, 1981, pp. 59-88).
J'ai apprécié l'esprit d'équipe de la télévision, même si j'ai par la suite tourné seul à l'autre bout du monde en devenant pour les besoins de la cause mon propre preneur de son et mon propre caméraman. J'ai cotisé des années durant au syndicat des réalisateurs et à aucun moment (même pendant les grèves de mai 68) je me suis senti mal à l'aise dans ce milieu, même si je ne partageais pas toutes les convictions de ceux qui m'entouraient.
Avant de travailler, vous avez fait des études ; qu'avez- vous à dire à ce propos, de l'éducation aujourd'hui dispensée dans les collèges et lycées ?
Je n'ai pas les compétences nécessaires pour vous répondre, si ce n'est sur un point dont je suis certain : l'importance accordée aux études purement intellectuelles devient aberrante. Autrefois, il n'était pas nécessaire de savoir lire et écrire pour être un très bon ébéniste ; ensuite, tout le monde a passé le certificat d'études qui représentait quelque chose.
Après, le bac était déjà beaucoup. Ensuite, il y avait la licence... Aujourd'hui, le bac ne représente rien, la licence presque plus rien... Prenons la profession de sage-femme : admirable métier qui exige bien des compétences et des qualités ; mais franchement, est-il nécessaire, pour bien l'exercer, de connaître les mathématiques du bac de terminale ? La réponse est non, sûrement pas.
Je ne nie aucunement la nécessité d'une sélection pour déterminer les compétences de chacun ; mais une sélection uniquement fondée sur des examens et quelques entretiens avec un psychologue permet-elle se sentir les qualités humaines d'une personne ? Calme, maîtrise de soi, capacité à s'ouvrir aux autres, habileté dans les rapports humains, habileté manuelle... autant de qualités infiniment plus importantes. Autrement dit, on ne se préoccupe plus aujourd'hui que de mesurer l'avoir intellectuel des gens sans tenir compte de leur qualité d'être.
Qualité d'être qui pourtant détermine notre aptitude à l'action juste, et également notre capacité à être heureux...
Un chapitre de mon livre Monde moderne et Sagesse ancienne se termine par une constatation : "L'homme heureux est celui qui sait être lui-même. C'est simple. C'est devenu difficile."
Cette interview est reproduite avec l'autorisation de Gilles Farcet.
Pour visiter le site web d'Arnaud Desjardins et au sujet de son lieu d’accueil : www.amis-hauteville.fr