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Y-a-t-il des signes extérieurs de sagesse?
Qu’est-ce que l’éveil?
Discussion entre Stephen Jourdain et Gilles Farcet
La spiritualité compte aussi ses prodiges : Stephen Jourdain est de ceux-là. Au terme d'une enfance émerveillée, parsemée de moments où les voiles, un à un, se levaient, Stephen Jourdain connaît à seize ans l'éveil un et insécable et se retrouve à jamais " veillant au sein de lui-même d'une veille infinie ". Mais là n'est pas le plus surprenant : loin de se retrancher dans ses paradis intérieurs, il entreprend de vivre une simple existence d'homme, parce que l'éveil " est la plénitude de l'humain ". Les conversations que nous poursuivîmes matin après matin me paraissent constituer un document extraordinaire quant à la nature de cet éveil dont beaucoup parlent mais que peu connaissent. Retrouvant Stephen Jourdain autour de sa cafetière, il me semblait être en présence d'un mystique sans masque à qui j'avais loisir de poser les questions les plus directes. C'est mon privilège de vous convier à ce voyage au centre de l'éveil. Attachez vos ceintures, cependant le choc risque d'être violent…. Gilles Farcet.
Voici un extrait des discussions entre Gilles Farcet et Stephen Jourdain :
Gilles Farcet : A seize ans, donc, l'éveil! Et les autres ? Tu n'en as parlé à personne ?
Steve : A personne. Enfin, disons que j'ai essayé deux ou trois fois d'en parler à mon père, à mon grand-père, à ma mère... Comme cela s'est très mal passé, J'ai décidé de fermer ma gueule. Honnêtement, pendant dix ans, j'ai cru que je ne l'ouvrirais plus. L'éveil s'est produit à seize ans et ce n'est que vers trente ans que j'ai dû commencer a en parler.
Personne n'a rien remarqué ?
Non. Le propre de cette chose, c'est de n'être pas remarquée. Tu comprends, l'éveil ne produit aucun effet. Comme on dit : tout est changé, rien n est changé...
Ouais... Je crois avoir l'intuition de ce que cela signifie, mais cette proposition ne me satisfait pas vraiment...
Ce en quoi tu as raison ! En général, les gens sont ravis de cette formule, ils ont l'impression d'avoir fait le tour de tout, d'avoir tout compris : tout est changé, rien n'est changé, tout est dans tout et réciproquement, et bla bla bla... Moyennant quoi, personne n'a rien compris et on sombre dans la confusion. Reste que cette proposition recouvre quelque chose de profondément vrai, à savoir que cet événement qui est le seul événement réel d'une existence humaine est en même temps un non-événement absolu, ainsi que nous l'avons dit. Un non-événement ne saurait produire d'effets.
Tout de même...
Non ! L'éveil perçoit tout comme une extension de lui-même, une marionnette dont il tire les fils. Si je fais une brillante réflexion à propos de la nature de l'éveil, je la perçois comme irréelle, comme une marionnette que je suis en train d'agiter. Ne pouvant oublier que c'est ma propre main qui fait bouger la poupée, je ne puis croire à sa réalité. Je ne puis donc croire à cette philosophie que j'aurais tendance à bâtir au sujet de l'éveil, si bien que ladite philosophie ne saurait en quoi que ce soit modifier mon comportement.
Tu as cependant nettement senti que cette expérience te différenciait des autres ?
Lorsque cela s'est produit, j'ai parfaitement ressenti l'abîme qui me séparait des autres. Un abîme sans appel, soyons francs. Si cela jaillit en toi, tu auras l'impression qu'il existe entre toi et les autres, plongés dans l'état de conscience courant, une différence telle qu'on ne saurait même envisager l'idée de jeter une passerelle. La distance est énorme... Aujourd'hui, après quarante ans, c'est un peu différent. Je veux dire par là que, par une sorte de phénomène de projection, je ressens tout le monde comme éveillé même si, intellectuellement, je sais très bien qu'il n'en est rien. Mais à l'époque, la distance m'était perceptible, sensible.
Et pourtant, à t'en croire, il serait impossible de remarquer quoi que ce soit de différent chez un éveillé...
En fait, un observateur intelligent et très attentif pourrait remarquer certaines choses. Mais je me suis toujours attaché à n'en rien laisser paraître. De même qu'on ne va pas baiser devant tout le monde, à moins d'être exhibitionniste, il ne saurait être question d'étaler au grand jour cette réalité si intime qu'est l'éveil.
Soyons précis : que pourrait-on remarquer ?
Eh bien, prenons par exemple l'attention multidirectionnelle qui est un corollaire de l'éveil...
???
Oui, la nature même de l'attention change. Auparavant, l'attention était comparable à un trait de métal rigide. Ce trait avait une cible tout à fait ponctuelle : chaque acte d'attention dirigé sur une cible projetait tout le reste dans l'ombre de l'inattention. Avec l'éveil, cette loi change et le trait se déploie en éventail, si bien qu'on en arrive à l'attention multidirectionnelle, ce qui constitue un choc. On se met à voir tout en même temps, un milliard de choses sont perçues simultanément, si bien que la richesse du paysage terrestre devient proprement inouïe. Il est évident qu'un observateur un tant soit peu attentif décèlerait des transformations d'ordre physique chez la bienheureuse victime de cette extraordinaire panoramisation de l'attention, ne serait-ce que parce qu'on entre alors en extase... Bref il se passe quelque chose, c'est sûr ! On pourrait repérer d'autres signes, mais ce sont des signes discrets...
Exemple ?
Nous avons tout à l'heure établi la distinction fondamentale entre "Dieu" et "le paradis". Dans la mesure où j'habite le paradis, il y a bel et bien des changements. Point n'est besoin d'une grande finesse d'observation pour percevoir des changements chez un être humain tombé en extase.
Mais dans la mesure où je suis Dieu... Bon, supposons que l'on puisse appeler cela Dieu. Ce n'est pas mon langage, mais cette manière de s'exprimer a le mérite de donner l'altitude de la chose et la dimension de la réponse. Si l'on me pose directement la question "Etes-vous Dieu ?", je ne vais pas louvoyer, je réponds " Oui, je suis Dieu, c'est tout à fait évident." Ce qui me met dans une position assez inconfortable. En effet, je suis d'abord une créature; mais en même temps, une partie de moi-même est bel et bien Dieu. Donc, que les choses soient claires, si insupportable que cela puisse être d'écouter de pareils propos : ce qui brûle en moi mérite le nom de Dieu. Du moins est-ce une manière de suggérer la dimension de ce que je suis. D'un autre côté, je ne suis rien du tout. Ce point étant bien clair, je réponds à ta question. L'homme en qui Dieu a jailli est à jamais indiscernable du commun des mortels pour la bonne raison que Dieu n'a aucune influence. Dieu est la pointe ultime de l'être et en cette pointe ultime, l'être se conduit comme un néant. Il y a Dieu en tant qu'être et Dieu en tant que néant. L'éveil, ainsi que nous l'avons répété, est un non-événement fondamental. Cette contradiction pure est dans l'essence même de Dieu. Hormis cette contradiction, il n'y aurait rien. Pendant dix ou quinze ans, j'ai aperçu le néant de Dieu à travers la fenêtre de l'être de Dieu; depuis vingt-cinq ou trente ans j'aperçois l'être de Dieu à travers la fenêtre du néant de Dieu. Il y a eu un renversement. Te parlant ainsi, je me rends compte à quel point mon langage est susceptible de paraître pseudo-philosophique ou mystique, toutes choses assez répugnantes. En fait, ce langage est purement descriptif Je n'extrapole ni ne déduis j'essaie douloureusement de décrire. Bref finalement, il n'y a pas vraiment de signes extérieurs d'éveil... Les gens entretiennent cette croyance naïve selon laquelle l'éveil devrait se traduire par des comportements... Cela peut parfois se traduire ainsi, sans doute. Je suppose que si l'on analysait mon comportement, on y décèlerait tout de même des choses un peu singulières. Mais en réalité, l'homme éveillé est avant tout un homme effacé, un homme essentiellement comme les autres. D'un certain point de vue, il n'y a pas de meilleure façon de révérer l'irrévérence fondamentale dont je parle que d'être comme les autres. Je me veux exactement normal, non seulement normal mais frivole Je me détruis en fumant du tabac, je joue au golf je me gratte la tête, je jure comme un portefaix. Et c'est pour moi une manière d'attester l'inexistence de l'éveil. C'est à travers cette inexistence que je lui confère l'existence. C'est une question de fidélité. Tu comprends, c'est de moi qu'il s'agit!
(...)
Et le milieu spiritualiste ? Je crois que tu as tout de même eu quelques contacts avec lui, de par la publication de ton livre...
Oui, j'étais content de Cette vie m'aime. C'est un livre propre. Si ce livre est rédigé au présent de l'indicatif c'est que je ne savais pas manier un autre temps. La grammaire française me causait quelques difficultés... Cela dit, j'étais satisfait du résultat et très heureux de la parution du bouquin. J'étais absolument convaincu que ce livre allait allumer l'éveil chez un grand nombre de ses lecteurs. Je croyais qu'il suffisait d'évoquer à peu près convenablement l'éveil pour qu'instantanément, un certain nombre de gens s'allument spontanément. Vraiment, je le croyais ! Je découvris alors que les autres dormaient d'un plus mauvais sommeil que celui qui Jadis avait été le mien, que leur abrutissement atteignait des profondeurs abyssales... Après la parution du bouquin. J'ai reçu un certain nombre de lettres et ai été contacté par la directrice de l'association l'Homme et la Connaissance qui m'a demandé de donner quelques conférences. Jy suis donc allé, mort de trouille, sans avoir du tout préparé... je m'en suis cependant tiré et ai récidivé. Puis, j'ai été pris d'une grande nausée et me suis juré de ne plus foutre les pieds dans un merdier pareil. Il était évident que les gens venaient là pour de mauvaises raisons: pour se faire guérir, ou parce qu'ils croyaient que mes " énergies " allaient transiter hors de mon crâne et les frapper. J'ai mesuré le malentendu fondamental qui existait entre moi, en train de raconter ce qui m'était arrivé et les gens qui m'écoutaient. De toute façon, il était foncièrement malhonnête de prétendre leur apporter quoi que ce soit sur le plan essentiel puisqu'avant de leur parler de l'éveil, il eût fallu les rafistoler. Je veux dire par là que ces gens étaient, pour la plupart, des infirmes de la sensibilité ou de l'intellect. Ils étaient en très mauvais état...
Tu sais, il y avait vraiment une place à prendre dans ce milieu...
Oh, je l'ai très très bien compris, cela ne m'a pas échappé, à l'époque. Mais la question ne s'est pas posée. Il y a tout de même des choses qu'on ne peut pas salir... Je me souviens de l'instant précis où j'ai compris à la fois qu'il y avait une place à prendre et que je ne la prendrais pas : pendant que je déconnais face à une assistance qui, tout en ayant l'air profondément intéressée ne pigeait rigoureusement rien et posait les questions les moins pertinentes que l'on puisse imaginer, j'ai repéré dans la salle un beau jeune homme qui me contemplait avec des yeux passionnés. J'étais content, je me suis dit : "Enfin quelqu'un qui s'intéresse à ce que je raconte." Alors que je disais quelque chose de particulièrement génial, la salle fut secouée d'un grand coup de tonnerre et l'éclair vint baigner la pièce. Le jeune homme qui me contemplait y vit un signe et, instantanément, me prit pour Dieu. Ce que je disais n'avait aucune importance : j'avais déclenché l'éclair, j'étais l'enfant de Dieu. Après la conférence, le jeune homme me fit part de l'émotion profonde qu'il avait ressentie à cet instant et je fus pris d'épouvante : "Merde, je ne suis pas une soucoupe volante, et la vérité non plus!" J'ai tout de suite imaginé le pire, qu'on allait bientôt m'évoquer l'alchimie et autres vieilles merdes ésotériques... J'ai donc tout envoyé balader. Cela dit, un enfant de quatre ans aurait vu quelle place il y avait à prendre. Je n'avais qu'à entrer dans les chaussures de Krishnamurti ...
(...)
Extrait de L'irrévérence de l'éveil : Suivi de
Le génie est un enfant
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