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La société dépressive
Interview de Patrick Viveret
Article paru dans REFLETS N°21 www.revue-reflets.org
Notre société française, même européenne, c’est-à-dire notre société d’après guerre, n’est-elle pas actuellement en dépression?
Oui. En 1930, à la fin du livre Essais sur la monnaie et l’économie, dans un chapitre intitulé « Perspectives économiques pour nos petits enfants », Keynes livre une réflexion très étonnante: nous ne vivons pas une crise économique, mais une crise de l’économique. Un an après le déclenchement de la grande crise de 29, cela paraît culotté. Il précise sa pensée en disant: ce n’est pas une crise économique, une crise de rareté, mais une crise de surproduction; et si nous ne savons pas gérer autrement l’abondance, nous allons vers une dépression nerveuse collective. Il parle même de dépression nerveuse universelle. Et il décrit cela l’année où Freud écrit Malaise dans la civilisation.
Ce fait dépressif avait déjà été analysé dès 1848 par John Stuart Mill1 dans ce qu’il avait appelé « notre problème de l’état stationnaire ». Que se passe-t-il dans une société quand elle arrive à une saturation de la croissance matérielle ? La progression de la croissance matérielle est maintenue à bout de bras par des procédés artificiels, par exemple la publicité, l’obsolescence programmée des produits, etc. Les sociétés qui sont organisées essentiellement autour de la course vers l’avoir ont un fort déficit du côté de l’être et effectivement elles basculent dans des dépressions. L’excitation, qui est liée à la croissance matérielle, à la consommation, n’a plus de moteur. Le moteur du développement dans l’ordre de l’être n’ayant pas suffisamment été activé, à ce moment-là, un moment dépressif advient.
Cela joue particulièrement pour le monde occidental actuel qui s’est le plus engagé dans cette direction depuis plusieurs décennies. Mais cela peut valoir tout aussi bien pour l’Inde, la Chine ou l’Afrique qui ne travaillent pas leur versant civilisationnel du côté de l’être.
Ils copient notre modèle...
Le mimétisme par rapport à notre modèle, outre les effets destructeurs sur le plan écologique, participe aussi à l’effet destructeur sur le plan psychique. Il faut bien voir que le couple psychologique qui se met en place est le couple excitation-dépression. C’est ce qu’on voit par excellence sur les marchés financiers quand le Wall Street Journal dit textuellement que Wall Street ne connaît que deux sentiments : l’euphorie ou la panique. Mais c’est la même chose sur le plan médiatique, sur le plan sportif, sur le plan politique, etc. L’intensité de vie n’est connue qu’à travers l’excitation. Mais comme l’excitation crée une situation de déséquilibre, elle débouche sur des états dépressifs. On ne ressort des états dépressifs que par une excitation de niveau supérieur et du coup, c’est un cercle vicieux. Ce sont des sociétés toxicomanes, des sociétés dopées.
Tout l’enjeu du bien vivre est à la fois une question personnelle et une question sociétale.
Tout l’enjeu est de basculer du couple excitation- dépression à un autre couple qui est le cœur même de la joie de vivre, le couple intensité-sérénité. Je peux à la fois me sentir pleinement vivant dans le rapport à la beauté, à l’amour, dans la recherche de la vérité. Mais cette intensité-là ne me déséquilibre pas. Je peux vivre cette intensité dans la sérénité. C’est cela le grand enjeu. Il est autant de l’ordre de la transformation personnelle que de la transformation sociale. Ce que l’on appelait au Forum social mondial de Porto Alegre2 l’axe Tp-Ts, pour transformation personnelle et transformation sociale, qui doivent être conçues comme complémentaires.
La dépression actuelle est-elle due au fait que ce nouveau modèle est encore trop lointain, pas encore assez concrétisé dans la société ?
Il est lointain et même, il a tendance à s’éloigner du point de vue de la logique régressive et du vieux monde qui tarde à disparaître, pour reprendre une phrase fameuse de Gramsci3. Mais du côté de la germination du monde qui est en train de naître, il peut aussi être plus proche et concret. Un film comme Demain4 en est l’illustration. Tout d’un coup, le grand public découvre que les éléments qui étaient portés ces dernières années par des groupes relativement marginaux sont au contraire une voie essentielle de progression. Comme dans toute période de mutation historique, deux éléments se côtoient: d’un côté, la polarisation régressive, qui du coup est aussi dépressive parce que ce monde qui meurt n’arrive pas à embrayer sur le réel, et de l’autre la polarisation créative qui est effective et enthousiasmante.
Ce modèle est-il à l’échelle de la civilisation ?
Oui. C’est vrai aussi dans le sens de nos vies personnelles. La dépression, c’est un manque d’énergie, un manque de valeur au sens fort du mot latin valor qui veut dire « la force de vie ». Si, par exemple, tu choisis de vivre ta vie personnelle organisée autour de l’argent, de la carrière, des honneurs, etc., tu vas être complètement dans le couple excitation-dépression. Comme il y aura inévitablement des moments d’échec, ta modalité de vie, d’intensité de vie est trop pauvre, trop superficielle. Et cela appellera la dépression. Tu ne ressortiras de la dépression que par une excitation de niveau supérieur. Donc, c’est comme cela que des tas de gens peuvent être non seulement dopés aux drogues et aux stupéfiants au sens classique du terme, mais dopés à l’argent, aux honneurs, à la gloire, au pouvoir. C’est le même phénomène qui se produit à l’échelle personnelle. C’est un principe fractal. Cette piste est intéressante parce que, si c’est vrai dans ce sens-là, cela signifie qu’à partir du moment où un certain nombre de personnes ont elles-mêmes bougé dans leur vie personnelle, - suffisamment pour porter témoignage d’un axe de vie centré sur la joie de vivre et la sobriété -, la force virale, la force d’irradiation de ces acteurs-là peut aussi devenir très importante. Les grands bouleversements dans l’histoire ont été initiés par des groupes qui à l’origine paraissaient totalement marginaux. Si tu regardes les débuts du christianisme comparés à l’Empire romain, il n’y avait pas photo en termes de rapport de force. Mais, le minuscule germe chrétien avait une force de vie supérieure à cet Empire qui n’arrivait plus à trouver suffisamment de force de vie intérieure. Des exemples historiques de ce type se rencontrent un peu partout.
Est-ce la foi qui vous fait basculer dans cette vision ?
Le mot foi doit lui-même être réinterrogé. Quantité d’éléments participent aussi de logiques dépressives et régressives : la partie sombre des phénomènes religieux qui ont basculé du côté des logiques identitaires, fondamentalistes. Donc foi, oui, et même foi, espérance et charité, pour reprendre les trois vertus théologales du christianisme. C’est-à-dire: si on a foi en la force de l’amour et que l’amour est plus fort que la mort, cela donne effectivement une énergie, ou plutôt cela permet d’accueillir une énergie présente de fait dans l’univers, aussi mystérieuse soit-elle. On voit bien que l’énergie d’amour par exemple, on l’accueille plutôt qu’on ne la crée. Par conséquent, il y a un lien entre la confiance, la foi comme confiance, l’amour comme énergie et le fait que cette confiance se porte aussi dans l’avenir. À ce moment-là, c’est l’espérance. C’est une foi qui peut s’appuyer sur des énergies créatives qui sont en œuvre partout dans le monde. Si je reprends l’exemple du film Demain, ce n’est pas une fiction, cela parle de choses déjà existantes. Simplement, il les met en scène dans un contexte où tout à coup des éléments qui, dans une autre vision, seraient apparus totalement marginaux, deviennent des éléments structurants.
Serait-ce une foi dans l’idée que l’homme peut devenir meilleur ?
C’est ce qu’on appelle aux Dialogues en humanité5 le problème des deux PFH. Le premier PFH est le Putain de Facteur Humain. Il est très important d’être lucide et de ne pas être idéaliste sur ce terrain-là, et de prendre en compte par exemple que les désirs de reconnaissance peuvent parfaitement prendre des formes égotiques et régressives.
Le deuxième PFH, c’est le Précieux Facteur Humain. En travaillant des conditions où des groupes ou des personnes vont développer leur potentialité créatrice, c’est le meilleur de ces êtres-là, plutôt que le pire, qui va apparaître.
Donc, il y a une vraie marge de progression pour l’humanité qui est sa propre humanisation. L’humanité est encore dans l’enfance. Que sont 200 000 ans par rapport à d’autres espèces? À certains égards, l’humanité risque de mourir dans l’enfance, d’en finir avec son existence dans l’univers, mais elle peut aussi grandir en humanité, franchir un saut qualitatif dans la voie de sa pleine humanisation. Un champ immense de l’ordre de la conscience s’ouvre devant elle. Ce que Teilhard de Chardin6 a anticipé avec le concept de Noosphère. Une conscience qui n’est pas simplement une conscience mentale, mais aussi une conscience sensible, émotionnelle. Et cela, c’est l’humanité qui devient plus adulte, ce qu’on peut appeler le projet de pleine humanité, qui s’oppose bien évidemment aux situations de sous-humanité, le droit à vivre une vie pleinement humaine et à ne pas être condamnés par exemple à une simple lutte pour la survie. Cela permet aussi de résister aux fantasmes de post-humanité tels que nous les proposent des courants comme le transhumanisme.
Cette vision de l’homme évolutif vous rend-elle optimiste ?
Je n’emploierai pas forcément le mot d’optimiste. Il peut laisser penser que les choses vont de soi dans le bon sens. Non, nous sommes à un carrefour critique où l’humanité peut tout aussi bien se perdre que réussir ce saut qualitatif dans la voie de son humanisation. Donc, il faut avoir une lucidité, - je dirais même une lucidité tragique -, sur le fait que l’humanité peut se perdre. Mais précisément parce qu’elle peut se perdre, comme le dit Edgar Morin, la conscience d’un destin commun est aussi de plus en plus nette. Le fait que l’humanité soit confrontée à des rendez-vous critiques de son histoire peut aussi lui permettre de se constituer en sujet positif de sa propre histoire, de construire ce qu’on va appeler dans le serment de Paris « une conscience citoyenne mondiale du peuple de la terre ». L’optimisme est à penser dans cet ordre-là. J’aime bien la phrase de Matthieu Ricard: « Il est trop tard pour être pessimiste! » Il faut la lucidité tragique à laquelle nous confronte un certain nombre de situations. Elle nous donne aussi l’énergie nécessaire pour nous tourner vers Eros plutôt que vers Thanatos.
Interview
parue dans la revue Reflets n° 21 - Oct-Déc. 2016
www.revue-reflets.org
Reproduite ici avec la permission de la revue Reflets.