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A quand une Europe visionnaire?
Par Edgar Morin
Article paru dans l'édition du journal "Le Monde" datant du 11.05.05
La distribution à profusion du texte du projet de Constitution européenne ne va qu'accroître la confusion et la perplexité. De même que l'on tire les arguments les plus contradictoires de la Bible, du Coran et des Evangiles, de même, très légitimement, les partisans du non extraient les éléments négatifs du texte constitutionnel, tandis que les partisans du oui en extraient les éléments positifs. D'où, pour le citoyen incertain, un accroissement d'incertitudes et, dans l'incertitude, la disposition à un vote négatif.
Or c'est un vice de pensée que de se concentrer exclusivement sur un texte. Le sens de tout texte ne s'éclaire que dans la considération de son contexte, et ici seul le contexte permet de déterminer le choix.
Quel est le contexte ? Il est historique et il est actuel.
Le contexte historique nous ramène à l'idée première. Afin d'en finir avec les deux guerres suicidaires du XXe siècle, les "pères fondateurs" ont incité à une union politique et culturelle qui unirait les nations sinon dans une fédération, du moins dans une confédération.
La résistance des nationalismes, notamment français, a empêché dans les années 1950 toute institution supranationale et elle a rejeté notamment la Communauté européenne de défense.
Comme, au cours des années 1950 un formidable essor économique traversait l'Europe occidentale, alors, de même qu'un fleuve qui rencontre un obstacle granitique opère un méandre pour le contourner, de même, le flux politique européen opéra un méandre économique et il élabora un marché commun qui finalement s'est épanoui avec la monnaie commune.
C'est alors qu'il apparaît nettement aujourd'hui que l'Europe économique n'est qu'un nain, voire qu'un fœtus politique, et cela en un temps où de plus en plus le besoin pacificateur et novateur de l'Europe se fait sentir dans un contexte planétaire lui-même de plus en plus cahoté et chaotique et en un temps où la conscience d'une communauté de destin devrait s'imposer face aux puissances continentales comme les Etats-Unis, la Chine, l'Inde, l'Amérique latine : non tant pour s'opposer à eux, mais pour imposer sa propre existence d'entité européenne.
Ainsi, nous semble-t-il, le contexte historique et le contexte planétaire actuel nous posent la question : l'Europe doit-elle naître politiquement ou au contraire est-elle seulement vouée à demeurer un marché ?
Alors qu'un vote négatif stimulerait les oppositions entre souverainistes et européistes partisans d'un nouveau traité, entre trotskistes, communistes, fabiusiens, emmanuellistes, de villiéristes et lepénistes, l'adoption d'une Constitution dépasserait le caractère hétéroclite des partisans du oui.
Dans ce contexte, la Constitution, avec ses défauts et ses qualités, ses carences et ses oublis vaut mieux que pas de Constitution du tout, car elle apporterait un socle politique institutionnel à partir duquel une dynamique politique endormie pourrait se réanimer.
Or la vraie difficulté du oui se trouve dans son incapacité à se hisser au niveau politique et je dirais même au niveau anthropologique qui nous situe et nous donne un rôle au sein de l'humanité planétarisée.
Tout d'abord, la réduction massive du politique à l'économique aussi bien à droite qu'à gauche ne considère le problème européen qu'en termes de chômage, emploi, croissance, pouvoir d'achat.
Et, sur le plan économique, aussi bien détracteurs que partisans de la Constitution trouvent des arguments pertinents, car l'économie commune présente des avantages et des inconvénients, car la technocratie de Bruxelles a pris des décisions néfastes comme des décisions utiles ; de plus, l'insertion dans le marché mondial provoque divers avantages mais aussi divers inconvénients sur l'emploi.
Or c'est à un autre niveau, proprement politique, que se situe l'idée de Constitution, mais la triste incapacité de penser la politique et de dégager une voie d'avenir pèse négativement sur le référendum.
C'est dans ce vide que les considérations immédiates, particulières, corporatives, totalement privées d'horizon, poussent individus et groupes à considérer les problèmes globaux du point de vue des intérêts sectoriels et fragmentaires.
Ce qui manque pour peser positivement sur le vote, c'est la conscience d'une communauté de destin à échafauder. C'est la conscience d'un grand dessein que l'Europe devrait apporter à elle-même et au monde. C'est la conscience que, dans la menace de guerre de civilisation et/ou de religion, l'Europe pourrait se dresser comme force pacifiante parce que portant en elle une diversité multiculturelle et multireligieuse pacifique et parce que portant enfin en elle un véritable universalisme.
C'est la volonté de rompre définitivement avec une civilisation de la puissance pour s'engager dans une civilisation de la rencontre et du dialogue. C'est d'ouvrir une voie de salut pour l'humanité.
Comme le vaisseau spatial Terre est propulsé par quatre moteurs incontrôlés, science, technique, économie, profit, celui-ci va dans le sens des accroissements quantitatifs et que ces accroissements conduisent à la dégradation de la biosphère et finalement au désastre.
Or l'Europe pourrait être porteuse d'un modèle qualitatif fondé sur la qualité de vie et ce qu'Aristote appelait la vie bonne. Bien sûr, tout cela nécessiterait une pensée, une conscience de la nécessité et de la difficulté de changer de voie. Nous en sommes loin.
Nous sommes dans le "trou noir politique" ; nous sommes dans l'incapacité de concevoir nos contextes et le contexte même du référendum.
Un vote négatif aurait à mon sens des conséquences négatives. Il ne susciterait toutefois pas le chaos : nous y sommes ; il l'aggraverait sans doute, mais surtout il tuerait dans l'œuf l'Europe politique, seule condition pour que l'Europe devienne européenne. Alors apparaît clairement la question : l'Europe sera-t-elle européenne ou ne restera-t-elle qu'un souk commun ?
Edgar Morin est sociologue.