Nos angles morts
Itinéraire d'une mère pour sortir du silence.
Interview de l'auteure du livre : Marie-Christiane Beaudoux
Editions Almasta
Vous dites que votre silence vous a rendu « complice » comment avez-vous traversé cette prise de conscience ?
Marie-Christiane Beaudoux : L’écriture de ce livre représente la dernière étape d’un cheminement initié il y a de nombreuses années. La prise de conscience de l’inadéquation de mon positionnement face au préjudice subi par ma fille s’est faite par paliers. Au début je pensais que ma présence chaleureuse et soutenante à ses côtés suffisait pour qu’elle se sente reconnue. Je craignais toute forme de scandale et j’avais peur de l’adversité que je risquais de déclencher en prenant position. Il me tenait également à coeur de ne pas menacer l’avenir du groupe dont nous faisions partie. Quand ma fille m’interpellait, me reprochant mon inaction, j’estimais injustes ses reproches. Ce n’est que lorsque je quitte la communauté que je réalise l’intensité de la douleur de ma fille, laquelle me donnera le courage de me remettre sérieusement en question.
Le silence de ses proches renforce l’isolement de la victime d’abus, en banalisant les faits et/ou en faisant planer un doute sur la responsabilité de cette dernière dans ce qui lui arrive, ce qui profite à l’agresseur. Quelle détresse pour la victime qui devient alors coupable du comportement de l’agresseur à son encontre ! « Qui ne dit rien consent » ou « il n’y a pas de fumée sans feu » sont des assertions encore bien trop souvent entendues. Tant qu’il n’y a pas condamnation explicite, le doute plane, c’est en cela que l’on peut parler de complicité avec l’agresseur.
Est-ce que l’attachement au « maître spirituel » ne vous a pas empêché de réaliser que quelque chose n’allait pas ?
La religion catholique dans laquelle j’ai été élevée m’a toujours déçue par son côté plus moralisant que spirituel. La pratique brésilienne m’offrait une spiritualité incarnée, en lien profond et vivant avec la nature. J’en craignais l’exclusion d’autant qu’était entretenue la croyance que si je partais, je retrouverais les problèmes de santé qui m’avaient conduit à rejoindre cette communauté. Ce qui bien évidemment ne s’est pas produit.
C’est l’attachement au rituel qui m’a fait minimiser les faits qui m’invitaient à mettre en doute l’attitude du « maître » et a entravé ma lucidité. J’aurais attendu de lui, en tant qu’autorité spirituelle, une prise de position ferme et claire de soutien envers ma fille, alors adolescente, ce qui ne fut pas le cas.
Quel rôle joue, selon vous, la mémoire transgénérationnelle dans nos incapacités d’agir ou nos inhibitions ?
Nous ne sommes pas des individus isolés, mais des êtres issus d’un environnement géographique, social et culturel et nous sommes reliés à ceux qui nous ont précédés. Leur histoire fait partie de nos gènes et conditionne nos choix et nos comportements. Reconnaître cette réalité, découvrir les liens qui nous attachent énergiquement à l’un ou à plusieurs de nos ancêtres permet de mieux nous connaître et d’instaurer une distance avec leur vécu. C’est l’une des conditions d’une vraie liberté.
Dans mon histoire c’est plutôt le silence sur des drames dont je pressentais l’impact sur les miens et l’absence de récit pour comprendre qui m’ont conduit à l’inhibition. Qu’est-ce qui est réel et qu’est-ce qui ne l’est pas, lorsque rien ne vient corroborer ce qui est ressenti ? Comment me positionner dans le flou et les suppositions ? Cela s’est étendu à une grande part de mon vécu. Lorsqu’enfin des mots sont posés, que le puzzle débouche sur une image, je me libère. Je peux me situer, discerner mes émotions et les nommer, voir ce qui est réel, et agir avec discernement, selon ma sensibilité propre. Le voile se lève.
Vous explorez la dissociation comme mécanisme de survie. Comment l’avez-vous identifiée en vous et qu’est-ce qui vous a permis de la dépasser ?
La personne qui vit sur un mode dissocié ne le sait pas, c’est devenu une seconde nature. La protection s’est installée de manière instinctive et peut se prolonger sur plusieurs années. Je ne me suis rendu compte de ce mode de fonctionnement chez moi que lorsque j’en suis sortie. Je ressentais un certain décalage par rapport à la réalité objective. Parfois je me rendais compte que je faisais un récit de menus événements que je vivais, avec une légère distorsion. Par mon exigence de vérité, je me devais de rectifier lorsque je m’en rendais compte, mais ce n’était pas spontané.
Diverses approches thérapeutiques ont accompagné un cheminement de clarté jusqu’à l’expérience de sortie de la dissociation, une nuit, après la révélation des secrets de mes ancêtres. Le récit des divers événements dramatiques vécus par ma famille m’a permis de conjuguer leur histoire au passé et de les laisser dans le royaume des morts, pour m’inscrire dans celui des vivants. Je suis sortie d’un entre-deux mondes.
Comment votre fille a-t-elle accueilli ce livre, qui expose une part très intime de votre histoire commune ?
L’écriture du livre a commencé à la suite de nombreux mois de travail personnel chacune de notre côté et de dialogues. Nous avions l’impression parfois d’être deux naufragées sur un bateau de fortune au milieu d’une mer déchaînée, avec peu de secours extérieur. Quand j’ai décidé d’écrire mon histoire, et non la sienne, elle en a relu chaque passage. Elle me faisait des remarques, me demandait de préciser certains points, ou apportait des nuances. L’écriture a prolongé nos échanges. A de nombreuses reprises, elle a pu m’exprimer à quel point mon récit était réparateur pour elle. Tout au long du processus de reconnaissance de ma part de responsabilité dans le phénomène d’ostracisme qu’elle a pu subir il me tenait à cœur de lui rendre son intégrité en la remettant à sa place de victime, et ce, publiquement.
Vous parlez du passage du « je » au « nous »: en quoi votre expérience personnelle résonne-t-elle avec ce que vous observez dans la société ?
Lorsque j’ai entendu, à la radio une historienne s’exprimer sur le déni des nations du danger que représentait la montée du fascisme en Allemagne avant le déclenchement de la guerre 1939 - 1945, j’ai eu soudain l’intuition de l’analogie du phénomène d’aveuglement au niveau collectif. Elle attribuait la banalisation du phénomène chez les dirigeants politiques européens aux conséquences des traumatismes encore très prégnants de la guerre 1914-1918. Il n’était pas concevable qu’un nouveau cataclysme d’ampleur se mette en marche. Ne pas donner d’importance aux informations alarmantes régulières de témoins était comme une manière de tenir la menace à distance, tout comme on le fait au niveau individuel quand un événement se produit et que notre cerveau émotionnel ne peut pas gérer. Je me suis interrogée sur les guerres en cours qui trouvent leurs racines dans des traumatismes de guerre subis par la génération précédente laquelle répète, avec la même intensité de cruauté, ce que leurs ancêtres ont subi. Qu’en est-il, également, de notre déni par rapport à la dégradation accélérée de notre environnement ? Comment résistons-nous à toutes les sonnettes d’alarme agitées par les scientifiques ? Quels sont les « angles morts » à l’œuvre dans nos prises de position, nos engagements inter-relationnels et collectifs ? Que se passe-t-il lorsque nous croyons détenir la vérité sans voir qu’elle repose sur des problématiques personnelles non reconnues ? Et s’il s’agissait simplement de nous poser la question, pas forcément de toujours avoir la réponse, pour amorcer la distance nécessaire à la lucidité.
Ne pensez-vous pas que votre histoire est assez typique de ce qui se passait dans les années 70 mais qu’aujourd’hui, grâce à la libération de la parole des victimes et à plus de conscience, les choses ont quand même (en partie) évolué ?
La libération sexuelle qui s’est opérée dans les années 70 a également servi de prétexte à de nombreuses dérives. Nous ne pouvons que nous réjouir de la libération de la parole des victimes de violence physique, psychologique ou sexuelle au cours de ces dernières années. C’est, effectivement, l’amorce d’une sortie du silence, de la honte et de la peur pour les victimes. S’il y a eu d’énormes progrès dans la formation des professionnels qui recueillent les témoignages des victimes, il semble qu’il reste beaucoup à faire pour sortir des mécanismes de déni ou de banalisation de ces actes dans la société. Le propos de mon livre est d’aider les proches de victimes, incrédules ou simplement déroutés dans leur positionnement, lorsqu’ils sont aux prises avec des blessures ou des traumas qui dénaturent leur jugement. L’attitude inadéquate de l’environnement de la victime peut constituer, pour cette dernière, une double peine.
Que diriez-vous aujourd’hui à une mère qui se sent paralysée face à une situation similaire à celle que vous avez vécue ?
Tout d’abord je l’écouterais et l’aiderais à s’exprimer sur son malaise et, peut-être à faire des liens avec sa propre histoire. Je la rassurerais sur le fait qu’il est normal d’être interpellée par la violence. Il est impossible de rester neutre. Il arrive que la personne la plus proche de la victime se retrouve dans la même sidération qu’elle. Il est important de déculpabiliser, et d’aider à libérer la parole, aussi chez les proches des victimes pour qu’elles puissent les accompagner. La violence diffuse une onde délétère sur tout l’entourage et ne saurait laisser personne indemne.
Si vous aviez un seul mot-clé à transmettre comme boussole aux lecteurs de Meditationfrance lequel serait-il ?
N’ayez pas peur de vos ombres, regardez-les et accueillez-les comme des vecteurs d’évolution.
Et je citerai cette phrase, en introduction au livre, extraite de « la danse de vie des lettres hébraiques » de Marie Elia, à la lettre Noun finale :
« L’ombre a tant été aimée qu’elle est devenue clarté. »
Pour commander le livre : https://almasta.ch/nos-angles-morts/
Site web des éditions Almasta: https://almasta.ch
Interview réalisée par Emmanuel Moulin pour Meditationfrance
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